XLI

Pour comprendre maintenant ce qui allait se passer, il faut sortir de Newgate, abandonnant un moment John Colden, qui avait déjà la corde au cou et le fatal bonnet sur les yeux, et rejoindre l’homme gris et Shoking. Ceux-ci n’avaient pas bougé de cette chambre dans laquelle le commis dormait toujours profondément.

Jusqu’à l’heure où les cloches de Saint-Barthélemy avaient commencé à se faire entendre, l’homme gris, accoudé à la fenêtre, dominant cette nuée de têtes d’où montait un murmure plus strident de minute en minute, avait tranquillement fumé cigare sur cigare. La lueur des torches, que les sous-aides du bourreau avaient fichées aux quatre coins de l’échafaud, projetait dans la chambre assez de clarté pour que l’homme gris et Shoking se passassent de lumière.

Au petit jour, les torches s’éteignirent ; puis les cloches commencèrent à tinter. Alors l’homme gris quitta la fenêtre et dit à Shoking :

– Je vais avoir besoin de ton épaule.

– Comment cela ?

– Tu vas voir.

Il ferma la fenêtre et alla prendre sur la cheminée cette boule de cuivre qu’il avait apportée dans sa poche et qui avait la grosseur d’une pomme de calville.

– Regarde bien, dit-il.

– Bon ! fit Shoking, qu’est-ce que cela ?

– Cette boule est creuse.

– Ah !

– Elle est pleine d’air comprimé et si elle éclatait, elle produirait l’effet d’une bombe : c’est-à-dire que ses éclats iraient tuer à cent mètres et briseraient tout ce qu’ils rencontreraient…

– Après ? fit Shoking avec curiosité.

L’homme gris prit ensuite la canne à laquelle il ajusta une petite crosse.

Puis il vissa la boule en dessous.

– Voilà que cela ressemble à un fusil, dit Shoking.

– C’en est un.

– Où est la balle ?

– Dans le canon. Vois-tu la détente ?

– Oui.

– Eh bien ! cette détente fait mouvoir un piston ; ce piston descend dans la boule pleine d’air comprimé et soulève une soupape.

La soupape laisse échapper un jet d’air et ce jet d’air chasse la balle avec autant de force qu’une charge de poudre.

Le canon est rayé et la balle va tout droit à son but, pour peu que le tireur ait visé juste.

– Mais, dit Shoking, on entendra le bruit du coup.

– Imbécile ! répondit l’homme gris, un fusil à vent ne fait pas de bruit : sans cela je me servirais d’une arme à feu.

– Maître, dit encore Shoking, qu’arriverait-il si votre balle ne coupait pas la corde ?

– John Colden serait perdu.

Shoking frissonna, puis, regardant son interlocuteur :

– Pourquoi donc avez vous besoin de mon épaule ?

– Pour me faire un point d’appui et viser plus juste.

– Ah !

Le fusil était prêt. L’homme gris s’approcha de la fenêtre, mais, au lieu de l’ouvrir, il passa sa main gauche sur un des carreaux, et Shoking entendit un sourd crépitement.

Avec un diamant qu’il avait au doigt, l’homme gris venait de couper une vitre.

– Que faites-vous ? dit Shoking.

– Je fais un passage à la balle.

– Pourquoi ne pas ouvrir simplement la fenêtre ?

– Parce qu’il faut tout prévoir, et que si la fenêtre était ouverte, nous pourrions être aperçus des gens qui seront sur l’échafaud au dernier moment.

Les cloches sonnaient toujours et le jour grandissait.

La foule avait peine à contenir son impatience, car le moment approchait.

– Mets-toi là, dit l’homme gris en plaçant Shoking au milieu de la chambre, à deux pas de la fenêtre et tiens-toi bien quand tu sentiras le canon du fusil sur ton épaule.

– Soyez tranquille, répondit Shoking, je serai aussi immobile qu’une statue.

L’homme gris s’approcha de la fenêtre et attendit, la montre à la main.

Sept heures sonnèrent. Au même instant, la porte de Newgate s’ouvrit et le condamné parut.

La foule se prit à trépigner et on entendit de sourds craquements. C’étaient les chaînes qui entouraient l’échafaud qui se brisaient sous l’effort de la foule.

L’homme gris vit John Colden debout sur l’échafaud, à côté de Jefferies, plus pâle que lui.

Et alors il revint derrière Shoking et appuya le canon du fusil sur son épaule.

Le bonnet noir fut abattu sur les yeux du condamné, la trappe joua et un immense murmure monta des profondeurs de la foule.

John Colden se balança dans les airs l’espace d’une seconde. Soudain l’homme gris pressa la détente et la balle siffla.

Soudain aussi la corde fut coupée en deux, à un pied ou deux de la tête de John Colden.

Et le pendu tomba sur le sol, en même temps qu’une nouvelle rumeur se faisait entendre… La foule avait brisé les chaînes, envahi l’espace resté libre autour de l’échafaud, bousculé les policemen et renversé l’échafaud…

Alors l’homme gris et Shoking rouvrirent la fenêtre et purent voir un spectacle inouï.

Les fenians étaient maîtres du terrain et ils emportaient John Colden évanoui, mais vivant.

* * * * *

– Maintenant, dit l’homme gris à Shoking, sauvons-nous et au plus vite, car il ne fait pas bon ici désormais.

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