On lisait le lendemain dans le Times.
« Il est temps que le gouvernement de Sa Majesté la reine s’aperçoive des périls que nous courons et qu’il mette un terme à l’audace toujours croissante du fenianisme.
Ce n’est plus seulement la police qu’il faut armer et mettre en campagne.
La police est insuffisante vis-à-vis de cette armée occulte, souterraine, et qui menace notre ordre social jusque dans ses fondements.
C’est avec une profonde stupeur que nous avons appris et que l’Europe apprendra ce qui s’est passé hier.
Un Irlandais, appelé John Colden, condamné à mort pour crime d’assassinat, a été enlevé sur l’échafaud même et soustrait à la vindicte publique.
Diverses circonstances mystérieuses ont précédé et suivi cet événement étrange et audacieux.
Calcraff, le bourreau de Londres, arrivé à Newgate vers six heures du matin pour y remplir son ministère, a été pris subitement de convulsions et de coliques, et comme il était impossible de surseoir à l’exécution, c’est son valet, nommé Jefferies, qui l’a remplacé.
Le condamné, assisté d’un prêtre Irlandais, est monté sur l’échafaud.
On lui a passé la corde au cou, on l’a coiffé ensuite du bonnet noir et la trappe s’est ouverte, lançant le patient dans l’espace.
Mais au même instant la corde s’est cassée, et le patient est tombé sur le sol, encore vivant.
Au même instant aussi le peuple a brisé les chaînes qui entouraient l’échafaud, et, malgré la police, malgré la force armée, le patient a été enlevé et emporté.
Jusqu’à présent il a été impossible de savoir ce qu’il était devenu.
Tout ce qu’on sait, c’est que dix ou quinze mille Irlandais entouraient l’échafaud, et que le peuple ordinaire de Londres, celui qui se presse aux exécutions, n’avait pu approcher.
Les policemen de service dans la Cité ont affirmé que, dès la veille, neuf ou dix heures du soir, une véritable marée humaine avait envahi les abords de Newgate, et que l’élément irlandais y dominait.
Un brigadier de policemen était même allé à Scotland Yard avertir sir Richardson, le chef de la police de Londres.
Mais cet honorable magistrat n’a pas soupçonné le but réel de cette manifestation populaire, et il s’est borné à doubler le nombre des policemen.
Ce n’est qu’après deux ou trois heures, et quand la foule a fini par s’éclaircir, qu’on a fini par comprendre ce qui s’était passé.
D’abord on a cru que Jefferies, le valet du bourreau, était le complice des fenians et qu’il avait pratiqué une entaille à la corde qui, dès lors, se serait brisée facilement sous le poids du condamné.
Mais il a fallu renoncer à cette supposition et reconnaître l’innocence de Jefferies.
La corde a été coupée par une balle, au moment même où elle se tendait.
On a retrouvé cette balle dans le mur de la prison, un peu à gauche de la porte.
Cependant on n’avait pas entendu de coup de feu.
À force de recherches, voici ce qu’on a appris :
Tout le monde connaît à Londres la grande maison de banque Harris et Cie.
Ses bureaux sont situés dans Old Bailey, vis-à-vis Newgate et précisément en face de l’endroit où on dresse ordinairement l’échafaud.
Un seul employé couche dans la maison.
Tous les autres, y compris leur chef, M. Harris, demeurent dans l’agglomération et arrivent le matin par les chemins de fer ou les omnibus.
L’étonnement de ces divers employés a été grand lorsqu’ils ont trouvé la porte fermée à dix heures du matin.
La police avait fini par faire évacuer Old Bailey, l’échafaud avait disparu et tout était rentré dans l’ordre accoutumé.
Cependant le caissier avait frappé vainement, la maison demeurait close et l’employé gardien ne paraissait pas.
Un serrurier a ouvert la porte.
Alors on est monté dans la chambre où M. Smith, c’est le nom de cet employé, couche ordinairement.
On l’a trouvé sur son lit, en proie à un profond sommeil, dont il a été impossible de le tirer tout d’abord.
Un médecin, appelé sur-le-champ, a constaté qu’il était sous l’influence d’un narcotique puissant, et ce n’est qu’en lui faisant respirer de l’éther à forte dose qu’il est parvenu à le rappeler à la vie.
Pressé de questions, l’employé a répondu alors qu’il avait, sur l’ordre de M. Harris, introduit la veille, dans sa chambre, un Français curieux de voir de près une exécution capitale, que ce Français lui avait offert un cigare et que lui, M. Smith, s’était endormi après avoir aspiré trois gorgées de fumée.
La police a été avertie.
Elle a commencé par découvrir un carreau de la fenêtre coupé avec un diamant ; puis elle a retrouvé dans un coin de la chambre un fusil à vent, celui qui a servi sans doute à chasser la balle qui est allée s’enfoncer dans le mur de Newgate, après avoir opéré la section de la corde.
À propos de fusil à vent, il faut que la police de Londres nous permette de lui donner un conseil.
En France, le fusil à vent est une arme prohibée, et en France on a raison.
En Angleterre, cette arme qui ne fait aucun bruit et qui peut, par conséquent, servir à commettre des crimes, est vendue publiquement chez tous les arquebusiers.
Nous respectons la liberté, mais nous ne pensons pas que cette liberté doive s’étendre jusqu’à permettre la vente d’un engin qui peut être employé d’une manière aussi funeste.
M. Harris, averti par la police, s’est empressé d’accourir, et voici les renseignements qu’il a donnés :
Un Français, se faisant appeler Firmin Bellecombe, se disant chargé par le gouvernement de son pays d’une mission scientifique, s’est présenté porteur d’une lettre de crédit importante.
M. Harris a cru pouvoir se mettre entièrement à sa disposition et accéder à tous ses désirs.
C’est ainsi qu’il a obtenu la permission de visiter Newgate, Saint-Barthélemy, et enfin qu’il s’est installé dans cette chambre de la maison de banque, dans le but, disait-il, de faire des études sur la mort par strangulation.
Cet audacieux étranger est-il réellement Français ? On en doute.
Ce dont on est sur, par contre, c’est qu’il était de connivence avec les fenians qui ont enlevé John Colden.
On est à sa recherche et on a tout lieu d’espérer que la police l’arrêtera.
Le mal subit qui s’était emparé de Calcraff a été pareillement l’objet d’une enquête.
On a cru d’abord que Calcraff avait été empoisonné dans une tasse de lait.
Un chimiste, ayant analysé ce qui restait au fond du bol, a déclaré qu’il n’y avait aucune trace de poison.
Du reste, Calcraff a été rétabli au bout de quelques heures.
Il est rentré chez lui, et là, il a pu constater qu’un trou avait été percé dans le plafond de son laboratoire.
Ce trou, comme on va le voir, a été un indice précieux pour la police… »