L’article du Times continuait ainsi :
« Calcraff demeure dans Well close square, quartier du Wapping.
Il habite une maison de chétive apparence occupée par un public-house au rez-de-chaussée et par des gens sans aveu aux étages supérieurs.
Parmi ces derniers est une femme, si on peut donner ce nom à une créature perdue de vices et de débauches, qui vit avec les matelots et les voleurs, et est perpétuellement en état d’ivresse.
Cette femme, qui se nomme Betty, occupe une chambre juste au-dessus du laboratoire de Calcraff.
C’est donc chez elle que le trou a été percé à l’aide d’une tarière.
Betty a été arrêtée.
Mais elle a prouvé qu’elle n’avait point passé la nuit chez elle depuis trois jours.
Seulement, elle s’est souvenue avoir passé la soirée dans une taverne appelée le Black horse, en compagnie de deux hommes qu’elle a parfaitement dépeints.
L’un est un de ces ouvriers des docks qui appartiennent à la canaille de Londres.
C’est un rough appelé John.
Il a été facile de le retrouver dans un public-house où il buvait sans relâche depuis l’avant-veille, montrant complaisamment une poignée d’or qui lui avait été donnée, disait-il, par lord Vilmot.
Qu’est-ce que lord Vilmot ?
Nul ne le sait, et, en dépit des assertions du rough, aucun membre du parlement ne porte ce nom-là.
Selon lui, ce lord Vilmot serait un seigneur excentrique qui se déguise en mendiant et court les tavernes du Wapping en se faisant appeler Shoking.
Pressé de questions et menacé d’être mis en prison, John a fait des aveux.
Il a reconnu qu’il avait passé la soirée au Black horse avec Betty et un certain personnage dont il a donné le signalement et qui n’est connu dans le Wapping que sous le sobriquet de l’homme gris.
Cet homme gris l’aurait aidé à coucher Betty ivre morte sur un banc de Well close square et à lui voler ensuite la clé de sa chambre.
Tous deux, pour satisfaire une fantaisie de ce mystérieux lord Vilmot, qui est, paraît-il, introuvable, se sont introduits dans la chambre de Betty, tandis que cette créature dormait à la belle étoile.
Alors l’homme gris a percé un trou dans le plancher, au-dessus du laboratoire de Calcraff, afin, disait-il, de se procurer de la corde de pendu pour plaire à lord Vilmot.
Mais, le trou percé, cet homme a renvoyé le rough et il est resté seul dans la chambre de Betty.
À quoi a servi ce trou ?
On a fini par le découvrir.
Calcraff prend du thé le soir, et la théière dont il se sert était précisément au-dessous de ce trou sur une table.
Le même chimiste qui avait analysé le bol de lait, a trouvé dans la théière une substance vénéneuse qui a occasionné les vomissements et les tranchées auxquelles il s’était trouvé en proie le lendemain.
On a tout lieu de croire que les fenians, dont l’homme gris paraît être un agent important, avaient voulu empoisonner le bourreau pour gagner du temps et faire surseoir l’exécution.
Enfin, le rough John, ayant été mis en rapport avec M. Harris, lui a dépeint ce personnage appelé l’homme gris avec une exactitude si parfaite que le banquier a cru reconnaître le Français Firmin Bellecombe.
La police continue ses investigations, mais jusqu’à présent elle n’a pu découvrir ni le prétendu lord Vilmot ni l’homme gris.
Il est probable que ces deux hommes sont affiliés au fenianisme. »
Ainsi se terminait l’article du Times.
Or, il était dix heures du matin, et lord Palmure, qui achevait de déjeuner, en avait fait la lecture à sa fille miss Ellen.
Miss Ellen était demeurée impassible.
– Que pensez-vous de tout, cela, Ellen ? dit enfin le noble lord.
– Mon père, répondit-elle, je pense que le Times se trompe.
– Comment cela ?
– Ne dit-il pas que cet homme qu’on appelle l’homme gris est affilié aux fenians ?
– Oui.
– Le Times se trompe. Cet homme n’est point un affilié, c’est leur chef suprême.
Lord Palmure eut un geste d’étonnement.
– Cet homme poursuivit miss Ellen, est le même qui nous a enlevé Ralph.
– Oh ! par exemple !
– Le même qui a osé venir ici… en pleine nuit…
– Vous l’avez donc vu ?
– Oui, mon père.
– Et c’est un Français ?
– Je ne sais pas. Il parle le français, l’anglais et l’allemand avec une remarquable pureté.
Cet homme, poursuivit miss Ellen, est celui-là qui vous a mis un masque de poix sur le visage.
– Est-ce possible ?
– C’est lui qui a sauvé Ralph du moulin, c’est lui qui l’a fait disparaître.
– Et où peut-il être cet enfant ? dit encore lord Palmure.
– Je le sais, moi.
– Vous !
– Oui, mon père. Il est aujourd’hui, sous un nom d’emprunt, inscrit sur les registres de Christ’s hospital et, par conséquent, inviolable.
Lord Palmure poussa un cri de rage.
– Mais comment savez-vous tout cela ? dit-il.
Miss Ellen fronça le sourcil.
– Écoutez-moi, mon père, dit-elle enfin.
– Parlez…
– Je ne suis qu’une femme, moi, mais je me suis fait un serment.
– Lequel ?
– Celui de briser l’œuvre tout entière, en terrassant l’ouvrier.
– Je ne vous comprends pas.
– Le jour où les fenians n’auront plus de chef, ils seront vaincus.
– Et, selon vous, ce chef est cet homme gris ?
– Oui.
– Et c’est avec lui que vous voulez lutter ?
– Je lutterai et je triompherai, dit froidement mis Ellen.
– Vous, ma fille ?
– Moi, mais à une condition.
– Voyons ?
– Au lieu de m’interroger, mon père, au lieu de vouloir pénétrer mes projets, vous les servirez aveuglément.
– Mais.
Un sourire altier vint aux lèvres de la jeune fille :
– Oh ! je sais bien, dit-elle, que je ne suis qu’une femme, une enfant même, et il est temps encore que je reste dans mon rôle. Cependant j’ai la foi qui fait les âmes hardies, j’ai la volonté, j’ai le génie !…
Seule, toute seule, si vous le voulez, mon père, j’engagerai avec le personnage mystérieux que je hais, une lutte dans laquelle il succombera, je vous le jure.
Lord Palmure regardait sa fille avec une sorte d’admiration.
– Et, dit-il, pour cela il faut que je vous obéisse.
– Sans m’interroger jamais.
– Soit, dit le noble lord.
– Vous me le promettez, mon père ?
– Je vous le jure.
Un éclair passa dans les yeux de miss Ellen.
– À nous deux donc, l’homme gris, murmura-t-elle, je saurai bien t’arracher ton masque et te faire dire ton vrai nom.
À nous deux ?