Miss Ellen, fille de lord Palmure, avait donc juré la perte de l’homme gris.
Était-ce parce que ce mystérieux personnage avait osé s’introduire chez elle en pleine nuit et lui tenir un langage plein d’audace ?
Était-ce parce qu’il s’était jeté au travers des projets de lord Palmure et lui avait arraché cet enfant sur lequel le noble pair avait fondé de secrètes espérances de fortune ?
Était-ce enfin parce que cet homme l’avait, par deux fois, tenue courbée sous son regard dominateur ?
Non, miss Ellen eût peut-être pardonné tout cela.
Elle haïssait maintenant l’homme gris, elle s’était fait le serment de lui voir un jour au cou la corde de Calcraff, parce que l’homme gris avait son secret.
Et qu’il nous soit permis de nous reporter à ce jour où il lui était apparu dans cette petite chambre d’une maison de Sermon lane où la jeune patricienne allait revêtir son costume de dame des prisons.
On se rappelle ce qui s’était passé.
L’homme gris avait dit à miss Ellen :
– Je sais où sont les lettres d’amour que vous avez écrites au malheureux Dick Harrisson.
Et dès lors, miss Ellen avait fait tout ce qu’il avait voulu.
Elle avait consenti à céder son voile noir et sa robe de laine à Suzannah l’Irlandaise ; elle avait attendu dans cette chambre le retour de la maîtresse de Bulton.
Puis, quand Suzannah était revenue, lorsqu’elle lui avait rendu ce costume que miss Ellen considérait désormais comme souillé par un impur contact, elle l’avait entassé pièce à pièce, à l’exception de la plaque de cuivre, dans le poêle de faïence, qui se trouvait dans la chambre et elle y avait mis le feu.
On se souvient encore que l’homme gris, en quittant miss Ellen, lui avait dit :
– Demain, à minuit, je serai chez vous.
L’homme gris n’avait point tenu sa parole.
Pourquoi ?
Miss Ellen, le lendemain soir, en rentrant chez elle, avait trouvé une lettre sur sa cheminée.
D’où venait-elle ? qui l’avait apportée ? mystère !
La lettre était ainsi conçue :
« Miss Ellen,
Je m’absente pour quelques jours et ne puis être au rendez-vous que je vous ai donné. Ne craignez rien, elles sont en sûreté.
Votre ennemi. »
Depuis lors, miss Ellen avait attendu vainement. L’homme gris n’avait point reparu.
Mais, comme on le voit, le Times donnait de ses nouvelles, et miss Ellen avait fait le serment de perdre cet homme qui avait l’audace de posséder le secret de sa faute.
Donc, la fière patricienne avait obtenu que son père devînt l’aveugle instrument de ses volontés.
Dès ce jour-là, elle lui dit :
– Mon père, l’argent est le nerf de la guerre, il me faut un crédit illimité chez vos banquiers.
Lord Palmure lui avait remis un volumineux carnet de chèques de la banque de Londres, lui disant :
– Quand il sera épuisé, je vous en remettrai un autre.
Et, le soir même, miss Ellen se mit en campagne.
À huit heures et demie, tandis que lord Palmure se rendait au parlement, miss Ellen vêtue de couleurs sombres, un voile épais sur le visage et enveloppée dans un grand manteau dont le capuchon pouvait au besoin dissimuler complétement ses traits, miss Ellen, disons-nous, monta dans un petit coupé bas, attelé d’un seul cheval, conduit par un cocher sans livrée, et, quittant l’aristocratique quartier de Belgrave square, se fit conduire de l’autre côté du pont de Westminster, dans le quartier du Southwark.
– Adams’street ! avait-elle dit au cocher, pour lui indiquer la rue où elle voulait aller.
C’était dans Adams’street, si on s’en souvient, que logeait la pauvre mistress Harrisson, la mère de l’infortuné Dick, qui était mort d’amour pour miss Ellen.
Le coupé était traîné par un excellent cheval, et, bien que le trajet fût assez long, miss Ellen fut bientôt arrivée à l’entrée d’Adams’street.
Là elle fit arrêter, mit pied à terre, enjoignit au cocher de ne point bouger de place et s’aventura toute seule dans ce quartier misérable, où une femme de qualité n’aurait pas osé passer en plein jour.
Le Southwark n’est pas, du reste, un quartier dangereux et mal famé comme White Chapel et le Wapping.
Quelques belles de nuit, quelques ivrognes en parcourent les rues ; il y a peu de voleurs, par la raison toute simple qu’il n’y a rien à voler.
Les tavernes, qui sont assez rares, sont rarement aussi le théâtre de ces scènes de meurtre qui ensanglantent si souvent les quartiers populeux de Londres.
Les habitants sont mi-partie anglicans, mi-partie catholiques.
C’est dans le Southwark qu’est, du reste, la cathédrale de ces derniers, Saint-George.
Peut-être aussi est-ce à cause de cela que les prêtres anglicans, avides de propagande et de conversions, sont plus nombreux là que partout ailleurs.
Il y a des chapelles à chaque coin de rue, et il n’est pas de famille catholique qui ne soit épiée, surveillée, et auprès de laquelle les clergymen ne tentent mille efforts pour la ramener dans le giron de l’Église réformée.
Où allait miss Ellen ?
Elle passa sans s’arrêter devant la porte de cette maison, où était mort Dick Harrison ; elle suivit Adams’street dans toute sa longueur, et ne ralentit sa marche qu’à l’entrée d’un de ces passages noirs, qui sont nombreux dans Londres et qui portent le nom de court.
Celui-là se nommait King’s court, ce qui voulait dire passage du Roi.
Ce n’était certainement pas la première fois que miss Ellen s’aventurait dans ce quartier, car elle entra dans le passage sans aucune hésitation, et peu soucieuse de l’obscurité brumeuse qui y régnait et que ne parvenait point à dissiper un maigre et unique bec de gaz placé à l’entrée.
Elle chemina jusqu’au milieu et frappa à une porte qui se trouvait sur la gauche.
La maison dans laquelle cette porte donnait accès était noire, enfumée, composée d’un seul étage et d’un rez-de-chaussée, et les fenêtres en étaient garnies de carreaux de papier huilé, en guise de vitres.
Une seule de ces fenêtres était éclairée, si toutefois on pouvait prendre pour de la clarté un rayon blafard qui s’en échappait.
Miss Ellen frappa trois petits coups secs et régulièrement espacés.
Alors une voix se fit entendre derrière la porte.
– Qui est là ? disait-elle.
– Je viens de Chester street, répondit miss Ellen.
La porte s’ouvrit.
La jeune patricienne se trouva alors au seuil d’une salle délabrée, d’où s’échappait une odeur nauséabonde, et au milieu de laquelle un poêle en faïence laissait échapper quelques flammes bleuâtres.
C’était la clarté aperçue du dehors.
Deux enfants, demi-nus, un petit garçon et une fille de dix ou douze ans, étaient couchés sur un amas de paille fétide.
Auprès du poêle, une femme encore jeune, mais dont le visage amaigri trahissait une vie de privations, raccommodait, à la lueur du foyer quelques loques qui n’avaient plus forme de vêtements humains.
En voyant miss Ellen, cette femme se leva avec une sorte d’empressement.
– Ah ! dit-elle, vous cherchez Paddy, n’est-ce pas ?
– Oui, dit miss Ellen.
– Il n’est plus ici, milady, les hommes de loi l’ont emmené ; il est en prison.
Les enfants s’étaient levés et entouraient la jeune fille avec une sorte de curiosité mélancolique.
– Oui, reprit la femme, depuis que vous nous avez abandonnés, milady, le malheur est revenu… Paddy est en prison, et sans la charité d’un prêtre catholique, nos enfants et moi serions morts de faim…
Miss Ellen ferma la porte, puis elle vint s’asseoir silencieusement auprès du poêle, sans témoigner la moindre répugnance pour ce bouge infect, où régnait une atmosphère nauséabonde.