La pauvresse continua :
– Vous nous avez abandonnés, milady, et vous avez eu bien tort, je vous jure, car Paddy n’était point coupable ; il a bien fait tout ce qu’il a pu pour faire parler mistress Harrisson et lui arracher son secret.
Prières et menaces n’y ont rien fait.
Quand il vous a dit que lui et les hommes qu’il avait employés par votre ordre, ont tout bouleversé dans le logis de la pauvre dame, fouillé partout et qu’ils sont allés jusqu’à la menacer de la tuer, si elle ne vous rendait pas ce qu’elle savait, il vous a dit la vérité.
Mais vous n’avez pas voulu me croire et vous nous avez abandonnés.
– Je m’en repens, dit simplement miss Ellen, et je vais venir de nouveau à votre aide.
Ce disant, elle posa deux guinées sur le poêle.
La pauvresse allongea vivement la main vers cet or et un rayon de joie brilla dans ses yeux.
Mais ce rayon s’éteignit presque aussitôt.
– Hélas ! dit-elle, cela ne me rendra pas mon Paddy.
– Il est donc en prison ? demanda miss Ellen.
– Oui, milady.
– En prison pour dettes ?
– À White cross, milady.
– Et pour quelle somme ?
– M. Thomas Elgin, qui savait que vous lui vouliez du bien, lui avait prêté cinq guinées, à la condition qu’il en rendrait quinze.
– Et c’est lui qui l’a fait mettre en prison ?
– Oui, milady.
– Il faudra l’aller délivrer, Ann, dit miss Ellen.
Et elle tira de son sein un petit portefeuille en maroquin vert et en retira un billet de vingt livres, qu’elle tendit à la pauvresse.
Celle-ci jeta un cri de joie, puis elle se mit à genoux devant la jeune fille et baisa le bas de sa robe.
– Relevez-vous, Ann, dit miss Ellen, il est trop tard, ce soir, pour que vous alliez à White cross payer la pension de votre mari ; mais vous irez demain, n’est-ce pas ?
– Oh ! oui, milady, dès demain matin.
– Et vous lui direz que j’ai de la besogne à lui donner ; et que s’il veut venir dans Chester street demain, à pareille heure, et m’attendre à la petite porte du jardin, je lui apprendrai des choses qui lui seront agréables.
La pauvresse pleurait de joie et les enfants baisaient avec tendresse les mains de miss Ellen.
Celle-ci reprit :
– Ne me disiez vous pas, Ann, que vous aviez été réduite à implorer la charité d’un prêtre catholique ?
– Oui, milady.
– Vous n’êtes pourtant pas de cette religion ?
– Non, milady, mais la paroisse n’a rien voulu faire pour nous, disant que nous ne sommes pas du quartier. J’ai voulu conduire mes enfants à la maison de refuge ; on les a refusés en disant qu’il n’y avait pas de place.
Il y avait un mois que Paddy était en prison. J’avais tant travaillé que j’avais les yeux comme perdus ; nous avions tout vendu, et le jour sans pain était arrivé.
Mes pauvres enfants n’avaient pas mangé depuis la veille et je me soutenais à peine.
Comme je les entendais crier et pleurer, le désespoir me prit ; je sortis comme une folle et je m’en allai par les rues tendant la main, au risque de me voir conduire en prison par un policeman.
Mais dans le Southwark, qui donc pourrait faire l’aumône, puisque tout le monde aurait besoin de la recevoir ?
Il y avait plus de deux heures que j’errais à l’aventure, implorant vainement la charité des passants.
Mes forces s’épuisaient, mes oreilles bourdonnaient, j’avais du sang dans les yeux.
À force de marcher, j’étais arrivée à la porte de Saint-George, l’église des catholiques.
Là, mes yeux se fermèrent, en même temps que mes jambes fléchissaient, et je m’écriai :
– Mon Dieu ! laissez-moi mourir, si telle est votre volonté, mais donnez du pain à mes enfants…
Un prêtre sortait de l’église en ce moment.
Il entendit mes dernières paroles, il vint à moi et me releva.
– Dieu est bon, me dit-il, et il n’abandonne jamais ceux qui s’adressent à lui.
Que voulez-vous, milady, poursuivit Ann avec émotion, j’oubliai en ce moment tout ce que les clergymen nous ont enseigné contre les prêtres catholiques.
Celui-là me donna le bras et voulut que je le conduisisse auprès de mes enfants.
En route, il entra chez un boulanger et il acheta du pain, puis chez un boucher et il y prit un morceau de viande, et enfin dans un public-house, où il se fit donner un pot de bière.
Il ne me demanda pas, lui, si j’étais anglicane ou catholique. Il disait que tous les hommes sont frères.
Chaque semaine, il vient nous visiter et il nous donne une couronne. C’est de quoi vivre pendant huit jours.
– Lui avez-vous dit que Paddy était en prison ?
– Hélas ! oui, répondit Ann, mais il n’est pas riche, le pauvre homme, et je crois bien qu’il donne aux pauvres le peu qu’il a. Où aurait-il pris quinze guinées ?
– C’est juste.
Miss Ellen garda un moment le silence, puis tout à coup :
– Ainsi il vient toutes les semaines ?
– Oui, milady.
– À jour fixe ?
– Oui.
– Quel est ce jour ?
– Le dimanche soir.
Miss Ellen réfléchit qu’on était alors au lundi.
– Ainsi, dit-elle, il est venu hier ?
– Oui, milady.
– Et vous ne le verrez pas avant dimanche prochain ?
– Je ne crois pas.
Miss Ellen réfléchit encore.
– Vous dites, reprit-elle encore, que c’est un prêtre de la paroisse Saint-George ?
– Non, répondit Ann, il est de Saint-Gilles, de l’autre côté de l’eau, mais il vient à Saint-George quelquefois.
Miss Ellen tressaillit.
– Savez-vous son nom ? dit-elle encore.
– Oui, on l’appelle l’abbé Samuel.
Ce nom n’était sans doute pas inconnu à miss Ellen, car elle ne put réprimer un geste de surprise et peut-être de joie.
– Vous le connaissez ? dit Ann.
– On m’en a parlé. Il est jeune, n’est-ce pas ?
– Tout jeune. Il n’a pas trente ans.
Miss Ellen se leva.
– Ann, dit-elle, suivez bien le conseil que je vais vous donner.
– Parlez, milady.
– Demain matin, vous irez à White cross, et vous ferez mettre votre mari en liberté.
– Oui, milady.
– Puis, vous lui direz que sa fortune, la vôtre, celle de vos enfants est faite s’il veut m’obéir.
– Oh ! il passera dans le feu pour vous, s’il le faut, dit Ann.
Miss Ellen sourit.
– Non, dit-elle, je ne lui demanderai rien d’impossible. Vous lui direz qu’il ne manque pas de venir demain soir.
– Dans Chester street, à la petite porte du jardin ?
– Oui.
– Il y sera, milady, je vous le jure.
– Faites-moi encore une promesse, Ann.
– J’écoute, milady.
– Si par hasard le prêtre catholique vous venait visiter avant dimanche, vous ne lui parleriez pas de moi.
– Je vous le jure, dit Ann.
Miss Ellen se leva, laissa retomber son voile sur son visage et s’en alla.
– Je suis bien sur la trace de l’abbé Samuel, se dit-elle, quand je tiendrai celui-là, je serai sur la piste de l’homme gris !
Voici que le hasard se met dans mon jeu.
Et miss Ellen rentra dans Adam’s street pour rejoindre la voiture qui l’attendait à l’autre extrémité.