XLVI

Comme miss Ellen entrait dans Adam’s street deux roughs complétement ivres sortaient d’une taverne.

Miss Ellen doubla le pas.

Néanmoins l’un de ces deux hommes l’atteignit, lui prit la taille et lui dit :

– Où vas-tu donc ainsi, cher amour ?

Miss Ellen avec la souplesse d’une couleuvre glissa des bras de l’ivrogne et prit la fuite.

Mais l’ivrogne et son compagnon se mirent à courir après elle.

Le rough lui criait :

– Tu as beau te sauver, je te reconnais… tu es Fanny, la fille de l’écaillère Bentam, et tu cours chez John Farlen, ton amant.

En parlant ainsi, le rough était de bonne foi ; et miss Ellen avait beau courir, il la gagnait de vitesse, répétant :

– Tu es la fille à la mère Bentam, je te reconnais, et la maîtresse de ce fainéant de John Farlen, à qui j’ai cassé trois dents d’un coup de poing ; mais ça n’est pas assez. Je veux lui prendre sa femme… et nous verrons alors, s’il est bon à quelque chose.

Miss Ellen courait de toutes ses forces ; elle était tout à l’heure à l’extrémité d’Adams’street, où elle retrouverait sa voiture…

Mais le rough l’atteignit une seconde fois, juste au moment où elle passait devant un autre public-house.

Alors, miss Ellen jeta un cri :

– Laissez-moi, dit-elle, je ne suis pas Fanny Bentam.

– Mais si… mais si… dit l’ivrogne, je reconnais ta voix.

– Laissez-moi, vous dis-je.

Et cette fois, l’accent de miss Ellen devint impérieux.

– Bah ! bah ! dit l’ivrogne, John Farlen n’est pas là pour te défendre. D’ailleurs, c’est un propre à rien.

Miss Ellen se débattait toujours.

Tout à coup, le rough jeta un cri, ouvrit les bras, et miss Ellen put se dégager.

La courageuse jeune fille avait toujours sur elle un petit stylet à lame damasquinée, à manche de nacre.

Tandis que le rough la tenait brutalement par les épaules, elle était parvenue à prendre cette arme à sa ceinture et à dégager son bras.

– Ah ! poison ! vipère ! s’écria le rough, elle m’a assassiné.

Et il tomba.

Miss Ellen avait repris la fuite, mais l’autre ivrogne s’était acharné à sa poursuite, et il parvint à la ressaisir.

En même temps, le cri du rough blessé avait retenti jusque dans le cabaret, et les gens qui s’y trouvaient étaient sortis en toute hâte.

Avez-vous passé quelquefois auprès d’une de ces vastes ruches de frelons, qui se trouvent dans les bois, et presque toujours au long d’un poteau indicateur ?

C’est en été, l’atmosphère est brûlante, l’air est orageux ; les frelons dorment dans leur demeure souterraine.

Un seul se trouve au dehors, se traînant paresseusement au soleil, au bord de son trou.

Vous passez, et vous l’écrasez…

Soudain, la ruche tout entière s’éveille, les frelons en sortent, bourdonnant, irrités, terribles, et si vous n’avez pris la fuite assez vite, vous êtes perdu !

Il en fut ainsi de miss Ellen.

Tandis que le rough qu’elle avait frappé en pleine poitrine tombait baigné dans son sang, l’autre avait saisi la jeune fille et, de la taverne voisine, des maisons environnantes, des profondeurs du sol, de partout avait surgi tout à coup une foule en guenilles, furieuse, hurlante, et qui entourait miss Ellen.

Cette fois, la jeune fille se débattait vainement.

– Ah ! coquine ! disaient les uns.

– Ah ! misérable ! hurlaient les autres.

– Elle m’a assassiné ! vociférait le blessé, qui se tordait sur le sol.

– C’est une voleuse !

– Non, c’est une belle de nuit de Regent’street.

– C’était sa maîtresse, et elle l’a quitté, disait l’autre ivrogne, qui secouait toujours miss Ellen après lui avoir arraché son poignard.

– Il faut la conduire à la station de police ! criait une grosse commère qui s’était approchée le poing sur la hanche.

En se débattant, miss Ellen avait laissé tomber son voile, et son radieux visage apparaissait maintenant à découvert dans le rayon lumineux qui partait du public-house.

– Un beau brin de fille, ma foi, dit un autre ivrogne.

– Ce serait dommage de lui passer la corde au cou…

– C’est pourtant ce qui lui arrivera, dit un autre, si ce pauvre diable vient à mourir.

Un moment étourdie, frappée de stupeur, miss Ellen avait fini par retrouver un peu de sang-froid.

Elle promena même sur cette foule irritée un regard impérieux et s’écria :

– Mais regardez-moi donc, vous verrez que vous ne me connaissez pas !

– C’est vrai, dit le landlord de la taverne, je ne la connais pas, et il y a trente ans que je suis du quartier…

– Cet homme, dit miss Ellen, en montrant le blessé qui continuait à vociférer, m’a insultée comme je passais… J’ai pris la fuite… il m’a rejointe… je me suis débattue…

– Et tu l’as frappé, dit la commère, qui se sentait d’autant moins portée à l’indulgence que miss Ellen était jolie.

Cependant la jeune fille parlait avec énergie, avec autorité, et elle s’était fait des partisans.

– Je me suis défendue, disait-elle, j’étais dans mon droit…

– Oui, oui, firent quelques voix.

– Non ! ripostèrent plusieurs autres.

Miss Ellen était, on s’en souvient, vêtue fort simplement ; néanmoins son linge irréprochable et ses mains blanches attestaient qu’elle n’était pas une fille du peuple.

– Hé ! mes amis, dit la marchande de poisson, je vous le répète, mademoiselle est une belle de nuit de Regent’street, et ce pourrait bien être une voleuse aussi.

– Vous mentez, madame ! s’écria miss Ellen avec une grande énergie.

– Il faut la conduire à la station de police ! répéta la marchande de poisson.

– Oui, oui, dirent les uns.

– Non, firent les autres.

Cette populace était déjà divisée en deux camps.

Seulement les partisans de la jeune fille n’étaient pas en nombre et ceux qui la voulaient conduire en prison allaient l’emporter.

Soudain un nouveau personnage intervint.

D’où sortait-il ?

Personne n’aurait pu le dire.

Mais il arriva comme un ouragan ; il tomba comme la foudre au milieu de cette foule qui voulait conduire miss Ellen à la station de police.

Ses deux poings fermés décrivirent un double moulinet en sens inverse et frappèrent.

Et, à chaque tour de bras, un des hommes qui serraient miss Ellen de plus près, tomba comme un bœuf sous la masse du boucher.

En même temps cet homme prit miss Ellen dans ses bras, fit un bond prodigieux, et, enlevant la jeune fille, il se mit à courir jusqu’au coupé qui attendait toujours au coin d’Adam’s street.

Cela dura cinq minutes.

L’homme ouvrit la portière, jeta miss Ellen suffoquée au fond de sa voiture et cria au cocher :

– Chester street.

En même temps, il s’assit à côté de miss Ellen.

Et comme un rayon des lanternes du coupé tombait en ce moment sur son visage, la jeune patricienne jeta un cri :

– L’homme gris !

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