C’était bien l’homme gris, en effet, qui venait de sauver miss Ellen.
D’où venait-il ? comment était-il arrivé à point ?
C’était là ce que nul n’aurait pu dire ; et probablement personne ne le connaissait dans le Southwark.
Quand le coupé fut en mouvement, lorsque miss Ellen eut respiré, l’homme gris dit d’un ton railleur à la jeune fille :
– Avouez, miss Ellen, que je suis arrivé à temps.
– Vous ! vous ! disait-elle avec un accent égaré.
– Moi, miss Ellen.
– Mais qui donc êtes-vous ?… Comment vous trouvez-vous toujours sur mon chemin ?…
– Le hasard.
– Oh ! fit-elle, le hasard n’a que faire avec vous.
– Miss Ellen, dit l’homme gris avec un accent de gravité mélancolique, je vous jure bien que c’est un pur hasard qui, ce soir, m’a permis de vous venir en aide.
Que venez-vous faire ici ? je l’ignore et ne veux point le savoir. Peut-être espérez-vous revoir la mère de Dick…
– Taisez-vous ! s’écria-t-elle.
– Veuillez m’excuser, miss Ellen, reprit-il, si, au lieu de me retirer sur-le-champ, j’ai osé monter dans votre voiture, c’est que je ne suis pas fâché de causer un instant avec vous…
– Parlez, dit-elle, si vous avez quelque chose à me dire, je suis prête à vous écouter. Mais, ajouta-t-elle d’une voix plus sourde, vous m’avez rendu un service aujourd’hui, un grand service même, car si on m’avait conduite à la station de police, j’eusse été contrainte de me faire reconnaître. Permettez-moi donc de vous remercier, monsieur.
Elle essaya de prononcer ces derniers mots d’un ton affectueux, et n’y put parvenir.
En dépit de ses efforts, la haine perçait dans sa voix.
– Si j’ai osé m’asseoir près de vous, miss Ellen, reprit l’homme gris, c’est que je voulais m’excuser d’avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné…
– Ah ! c’est juste.
– Je vous avais même promis de vous dire où étaient les lettres que vous aviez écrites à Dick…
Miss Ellen se sentit pâlir, et elle regretta peut-être de ne pas encore être aux mains de cette populace en délire qui lui pouvait faire un mauvais parti.
– Miss Ellen, dit encore l’homme gris, vous avez un cheval qui marche un train d’enfer ; nous voici tout à l’heure au pont de Westminster, et, si cela continue, en un rien de temps nous serons dans Belgrave square, et, par conséquent, chez vous.
Miss Ellen baissa la glace du coupé.
– Williams, dit-elle à son cocher, allez au pas, traversez le pont, passez devant l’abbaye, prenez Parliament street et White hall, et allez-vous-en jusqu’à Trafalgar square.
Le cocher fit un signe de tête affirmatif et mit son cheval au pas.
Alors miss Ellen dit à l’homme gris :
– Maintenant, monsieur, vous pouvez parler, je vous écoute.
– Miss Ellen, reprit l’homme gris, je suis coupable d’incivilité, en apparence, et je tiens à me disculper.
J’ai eu besoin de vous, vous m’avez rendu un véritable service en consentant à céder vos habits et votre plaque de cuivre à cette pauvre Suzannah, qui voulait voir Bulton une dernière fois.
En échange, je vous avais promis… de me présenter chez vous… le lendemain.
– À minuit, fit miss Ellen avec un accent d’ironie.
– C’était l’heure la plus commode pour ne vous point compromettre.
– C’est juste, mais vous n’êtes pas venu.
– J’ai été accablé de courses, d’affaires mystérieuses, miss Ellen ; vous savez qu’on allait pendre John Colden.
– En effet, dit miss Ellen.
– John Colden est un des fils dévoués de cette Irlande que votre père a trahie et dont vous vous êtes déclarée l’ennemie.
– Après ? dit froidement miss Ellen.
– John Colden, poursuivit-il, avait risqué sa vie pour arracher l’enfant au moulin.
– Oui, oui, dit miss Ellen d’une voix sifflante, je sais cela.
– Il fallait donc à tout prix sauver John Colden.
– Et-vous l’avez sauvé ! ricana la patricienne.
– J’aurais mauvaise grâce à nier ce que le Times a raconté si longuement.
– Continuez, dit froidement miss Ellen.
– Or donc, poursuivit l’homme gris, John Colden est sauvé ; mais ma tête est mise à prix.
L’accent d’ironie de miss Ellen prit des proportions plus larges :
– Compteriez-vous par hasard sur moi, dit-elle, pour la mettre en sûreté ?
– J’attends moins et plus de vous, miss Ellen.
– Ah ! par exemple !
Tenez, reprit-il avec ce sang-froid superbe qui avait plusieurs fois déjà déconcerté miss Ellen, je suis l’homme qui a coupé la corde de John Colden ; la police me recherche ; si je suis pris, je serai condamné, et si je suis condamné, je serai pendu. Je sais que vous me haïssez…
– J’ai la franchise d’en convenir, dit miss Ellen, bien que tout à l’heure vous m’ayiez sauvée.
– Eh bien ! continua l’homme gris, j’ai néanmoins l’audace de monter dans cette voiture. Nous voici dans Parliament street et, Scotland yard est à deux pas ; j’aperçois des policemen se promenant deux par deux sur les trottoirs, je vois deux horse-guard, dans leur guérite, à la porte le l’amirauté. Vous n’avez qu’à baisser la glace de cette portière, à jeter un cri, à faire un signe, et je suis pris…
– Cela est vrai, dit miss Ellen, qui eut, en ce moment, un furieux battement de cœur.
– Cependant, miss Ellen, je ne tremble pas, je reste auprès de vous, et je suis si bien armé que je ne crains rien.
– Ah ! vous êtes armé ?
– Oui ; d’un secret.
Miss Ellen tressaillit.
– Je vous ai dit tout à l’heure, miss Ellen, que j’attendais de vous plus que le salut de ma tête.
– En vérité ! fit-elle avec une ironie croissante.
– Je veux que vous deveniez mon alliée…
– Ah ! par exemple !
– Je dis mieux, ma complice.
– Vous êtes fou !
– Écoutez, dit-il froidement, votre père a trahi l’Irlande.
– Mon père est Anglais, monsieur.
– Soit, miss Ellen ; je ne veux pas chicaner sur les mots. Je veux que vous serviez l’Irlande, moi.
Miss Ellen eut un ricanement cruel.
– Si je le fais jamais, dit-elle, ce sera contrainte et forcée.
– Qui sait ?
Et il la regarda ; et, une fois encore, elle se sentit palpiter sous cet œil noir et profond qui la bouleversait.
Pourtant elle releva bientôt la tête :
– Et vous comptez sans doute sur ces lettres que le hasard, la trahison ou peut-être un crime ont mises entre vos mains ? Car, vous les avez, n’est-ce pas ?
– Oui, mis Ellen.
– Où donc les avez-vous prises ?
– Dans le cercueil de Dick Harrisson.
Miss Ellen étouffa un cri :
– Ah ! sotte que j’étais, murmura-t-elle, j’aurais dû m’en douter !
L’homme gris poursuivit :
– Eh bien ! non, miss Ellen, ce n’est pas sur ces lettres que je compte. Je les garde, néanmoins, car elles sont pour moi une arme défensive.
– Et sur quoi donc basez-vous cette espérance de me voir un jour servir l’Irlande ? demanda miss Ellen toujours railleuse.
– Vous me haïssez trop pour que je ne vous domine pas un jour, répondit-il.
Et il ouvrit la portière vivement :
– Adieu, miss Ellen, dit-il, au revoir plutôt… ne craignez rien… vos lettres sont en sûreté…
Il sauta lestement à terre, et miss Ellen stupéfaite, n’avait pas encore eu le temps de prononcer un mot qu’il s’éloignait en courant.