Shoking s’empressa de payer sa dépense et de sortir.
L’homme gris lui remit la fiole contenant la potion.
– Tu vas aller, lui dit-il, dans Parmington street.
– Chez Jefferies ?
– Oui.
Shoking fit une légère grimace.
– As-tu quelque répugnance à cela ? lui demanda l’homme gris en souriant.
– Dame ! répondit naïvement Shoking, cela pourrait bien me porter malheur.
– Imbécile !
– Vous savez le proverbe anglais : « Ne touchez pas à la hache. »
– C’est pour les nobles et les gentlemen, ce proverbe-là, dit l’homme gris.
– Oui, mais voici le proverbe des petites gens : « Ne touchez pas à la corde. »
– Eh bien ! la corde et Jefferies font deux.
– N’est-ce pas Jefferies qui la prépare ?
– Oui.
– Alors, c’est bien à peu près la même chose.
– Mon cher ami, dit en souriant l’homme gris, Dieu m’est témoin que je voudrais pouvoir tenir compte de tes répugnances et avoir sous la main quelqu’un pour te remplacer. Mais je n’ai personne, et il ne s’agit, après tout, que de prendre cette bouteille, de la porter chez Jefferies, et de la remettre à sa fille, en lui disant : C’est le médecin qui a promis de vous sauver qui m’envoie.
– Donnez alors, dit Shoking en souriant.
– Ensuite, mon ami, poursuivit l’homme gris, comme il faut que toute peine ait sa récompense, je t’annonce que tu vas reprendre ce soir même cette vie de gentleman pour laquelle tu es né très-certainement.
Shoking tressaillit.
– Tu retournes à Hampsteadt, dit l’homme gris.
– Ah !
– Et tu reprends ton nom et ton titre.
– C’est-à-dire, dit Shoking tremblant d’émotion, que je redeviens lord Vilmot ?
– Précisément.
Shoking s’était emparé de la bouteille et ne faisait plus aucune difficulté pour aller chez le valet de Calcraff.
L’homme gris ajouta :
– Quand tu te seras acquitté de cette mission, tu monteras dans un cab et tu iras m’attendre à Hampsteadt, dans ta maison.
Ces derniers mots firent tressaillir d’aise le bon Shoking. Cependant, comme il allait s’éloigner, un scrupule s’empara de lui.
– Qu’est-ce encore ? fit l’homme gris.
– Savez-vous maître, dit Shoking, que, lorsque je m’éveillerai pour tout de bon de ce beau rêve de grandeur, le réveil sera dur ?
– Comment cela ?
– Lord Vilmot aura de la peine à redevenir Shoking.
– Ah ! mon pauvre ami, dit l’homme gris en riant, il n’y a que la reine qui puisse créer des baronnets ; mais si elle en a jamais l’intention à ton endroit, je ne m’y opposerai pas.
Seulement je puis dès aujourd’hui te promettre une chose.
– Laquelle ?
– La maison te restera et tu pourras y finir tes jours.
– Vrai ?
– Je ne reprends jamais ce que j’ai donné.
Shoking était naïf à ses heures :
– Bon ! dit-il, mais l’or qui est dans les tiroirs ?
– L’or aussi. Tu vois bien que ça ne porte pas toujours malheur de s’en aller chez le valet de Calcraff.
Shoking prit ses jambes à son cou et, la fiole à la main, il s’élança vers Parmington street.
Alors l’homme gris rejoignit l’abbé Samuel qui était monté dans un cab et attendait au coin de Saint-George street.
Le prêtre était devenu pensif.
– Savez-vous à quoi je songe ? dit-il, tandis que l’homme gris prenait place à côté de lui et indiquait au cocher comme but de la course, la place des Sept-Quadrants.
– Non, en vérité, dit celui-ci.
– Je me dis que si l’Irlande avait une douzaine d’hommes comme vous au service de sa cause, elle triompherait en moins d’une année.
– Monsieur l’abbé, répondit l’homme gris d’une voix grave et triste, les hommes dévoués à l’Irlande ne sont pas rares, et il y en a même des milliers. Ce qui leur manquait peut-être, jusqu’à ce jour, c’était un chef mystérieux, un homme qui aurait acquis en des luttes sombres et terribles une expérience et une audace qui triomphent de tout. J’avais cela, et je suis venu à vous.
Je vous ai dit : Là où le prêtre ne peut entrer, j’entrerai ; là où le chrétien n’ose frapper, je frapperai ! et au lendemain de la victoire, je disparaîtrai, car je ne suis pas digne de rester à votre droite.
– Oh ! fit le jeune prêtre, en lui tendant la main avec expansion, ne parlez point ainsi.
– Vous ne savez rien de mon passé, dit-il d’une voix sourde.
Et dès lors il s’enferma dans un silence farouche, et le prêtre respecta ce silence.
Ils arrivèrent ainsi dans le quartier irlandais, derrière Saint-Gilles.
– Monsieur l’abbé, dit alors l’homme gris, tandis que le cab s’arrêtait, rappelez-vous que je compte sur les quatre chefs ?
– Vous pouvez y compter, dit le prêtre.
– Sans cela je ne réponds pas de la vie de John Colden.
– Et s’ils vous obéissent de point en point ?…
– Je sauverai John Colden.
– Quand dois-je les réunir ?
– L’avant-veille de l’exécution, c’est suffisant.
Alors le prêtre descendit de voiture et se dirigea à pied vers son église.
L’homme gris souleva la trappe qui était au-dessus de sa tête et le cocher se baissa.
– Mène-moi dans Régent’street, au coin de Piccadilly, lui dit-il.
Tu t’arrêteras devant le chimiste qui est à côté du café de la Régence.
De la place des Sept-Quadrants à l’endroit désigné, le trajet était court.
Ce fut l’affaire de quelques minutes et l’homme gris entra dans la boutique du pharmacien-chimiste-parfumeur, car à Londres, tous ces commerces-là se réunissent volontiers en un seul.
Le chimiste de Régent’street est un des plus instruits et des mieux assortis de Londres.
– Mon cher monsieur, lui dit l’homme gris, je suis médecin.
En même temps, il lui exhiba un diplôme bien en règle.
Le chimiste s’inclina.
– Je suis le médecin d’une grande famille qui ne reculera devant aucun sacrifice pour conserver à la vie une jeune fille qui se meurt. C’est vous dire que les services que j’attends de vous seront libéralement payés.
Le chimiste s’inclina plus bas encore que la première fois.
– Il faut que vous mettiez à ma disposition pour ce soir même un préparateur.
– Je vous donnerai mon premier élève, répondit le chimiste.
– Et que vous m’envoyiez les drogues et les substances suivantes.
En même temps l’homme gris prit une plume et du papier sur le comptoir et écrivit une longue ordonnance.
Le chimiste en prit connaissance et ne put s’empêcher de témoigner son étonnement.
– Mais, monsieur, dit-il, ce sont là des médicaments pour un régiment tout entier.
– Vous croyez ?
– Ainsi je vois un baril de goudron…
– Oui, monsieur ; je vais faire une expérience sur le succès de laquelle je compte fort.
En même temps, l’homme gris ouvrit son portefeuille et en tira deux billets de vingt livres qu’il posa sur le comptoir, ajoutant :
– Vous m’enverrez tout cela, ainsi que le chimiste préparateur, ce soir, avant dix heures, à Hampsteadt, Heath mount, n° 22.
Le chimiste prit les quarante livres et salua avec considération un médecin qui faisait de semblables avances à ses malades.
L’argent produira toujours son petit effet, même sur un apothicaire.