– Ma parole d’honneur ! se disait Shoking, douze heures après, je crois que tout ce qui m’advient n’a jamais été qu’un rêve. J’ai beau me pincer pour m’assurer que je ne dors pas, c’est plus fort que moi. Cela ne doit pas être arrivé.
Shoking se disait tout cela en se regardant avec une complaisance inquiète dans la grande glace à pivot de ce cabinet de toilette où, quelques jours auparavant, on l’avait mis au bain, peigné, parfumé, habillé comme un parfait gentleman et salué du titre de lord.
Il se disait cela, parce que même aventure venait de lui advenir.
Il était rentré la veille au soir et avait trouvé l’homme gris causant avec Jenny l’Irlandaise et Suzannah dans le petit salon du rez-de-chaussée.
Mais l’enfant n’y était plus.
Il était entré, le matin même, au collège de Christ’s hospital, et désormais il était à l’abri des représailles de la justice. La soutane bleue et les bas violets le rendaient inviolable.
Quant à Jenny, elle s’était d’autant plus aisément résignée à une séparation, que cette séparation ne devait pas durer plus d’un jour ou deux.
L’homme pris avait trouvé le moyen de la faire admettre à Christ’s hospital comme attachée à la lingerie.
Donc, ces trois personnes causaient lorsque Shoking était arrivé.
Il s’était mis à table avec elles et avait soupé de bon appétit, après, toutefois, avoir rendu compte de sa mission.
Puis l’homme gris lui avait dit :
– Va te coucher et dors bien ; j’aurai besoin de toi demain matin.
Le même valet de chambre, qui avait si bien donné du lord en plein visage au bon Shoking, l’était venu chercher alors, et l’avait conduit à sa chambre à coucher.
Shoking était pourtant de nouveau misérablement vêtu, et il n’avait pu s’empêcher de dire au superbe laquais galonné que l’homme gris attachait ainsi à sa personne :
– Comment peux-tu m’appeler mylord, en me voyant ainsi accoutré ?
Mais le valet avait répondu en souriant :
– Je sais que Votre Seigneurie est excentrique, et que, dans un but de philanthropie, elle parcourt les quartiers populeux de Londres, où elle fait beaucoup de bien.
Et Shoking avait eu beau protester, le valet de chambre avait tenu à son opinion.
Shoking s’était donc mis au lit, et il s’était endormi comme au bon temps où il couchait sous les voûtes d’Adelphi.
Le lendemain matin, le valet de chambre était venu l’éveiller.
– Votre Seigneurie veut-elle s’habiller ? avait-il dit.
– Quelle heure est-il ?
– Sept heures : c’est un peu matin ; mais l’ami de Votre Seigneurie a besoin d’elle.
Cet ami dont parlait le valet c’était l’homme gris.
L’homme gris, en effet, avait donné l’ordre qu’on éveillât Shoking dès le point du jour.
Shoking prit un bain, laissa peigner ses cheveux, faire sa barbe ; il passa une chemise de toile fine et revêtit un bizarre costume du matin, consistant en une jaquette, un gilet et un pantalon de couleurs claires, ce que les Anglais appellent une suite.
Le valet lui mit une rose à la boutonnière, lui tendit un chapeau gris et des gants de peau de daim et lui dit :
– L’ami de Votre Seigneurie est dans la galerie qui fait suite au corridor.
Shoking, de plus en plus abasourdi, suivit le chemin qu’on lui indiquait, et il fut pris tout coup à la gorge par une forte odeur de goudron.
– Viens donc par ici ! lui cria une voix.
Et l’homme gris se montra au seuil d’une chambre située à l’extrémité de la galerie.
Il n’était certes pas vêtu en gentleman, lui, il s’offrait même à Shoking dans un négligé que le nouveau lord blâma in petto.
L’homme gris, en pantoufles et en manches de chemise, les bras retroussés au-dessus du coude, avait les mains enduites d’une sorte de mastic rougeâtre !
– Bon ! dit Shoking, encore des choses étranges !
– Entre donc.
Shoking entra et se trouva dans une chambre dont les murs disparaissaient sous une épaisse couche de goudron.
Au milieu il y avait des objets bizarres, des cornues, des vases, un alambic, un creuset, tout un appareil de laboratoire de chimie.
Shoking vit encore un jeune homme qui portait suspendu à son cou un tablier bleu.
C’était le préparateur qu’avait envoyé le chimiste de Régent’street.
– Tu as bien dormi, toi ? dit l’homme gris.
– Certainement, fit Shoking.
– Eh bien ! moi, je ne me suis pas couché.
– Est-ce que c’était pour barioler ainsi les murs de cette chambre ? demanda le nouveau lord avec une pointe d’ironie.
– Justement.
– Drôle de peinture, dans tous les cas.
– C’est possible, mais j’en attends de beaux résultats. Viens, je vais te conduire à ta voiture.
– Ma voiture ?
– Sans doute.
Et l’homme gris s’essuya les mains et passa son bras sous celui du gentleman Shoking.
– Que penses-tu de la petite que tu as vue hier ? lui dit-il.
– La fille de Jefferies ?
– Oui.
– Je crois qu’elle n’a pas huit jours à vivre.
– Eh bien ! tu vas aller la chercher dans ta voiture.
– Bien.
– Tu l’amèneras ici.
– Fort bien.
– Et quand elle aura couché dans cette chambre, dont tu te moques, l’espace d’un mois environ, elle se portera aussi bien que toi et moi.
– Est-ce possible !
– Avec moi tout est possible, mon ami.
Shoking n’était pas au bout de ses étonnements.
À la grille du jardin se trouvait un grand carrosse attelé de deux chevaux magnifiques.
Un cocher poudré était sur le siége, deux laquais en bas de soie se tenaient derrière, suspendus aux étrivières.
– Comment ! balbutia Shoking, c’est là ma voiture ?
– Sans doute.
– Et je vais monter dedans ?
– Dame ! à moins que tu ne te veuilles t’asseoir sur le siége.
– Et dans cette voiture, je vais aller chercher la fille de Jefferies ?
– Oui.
– Mais, dit Shoking, ils me reconnaîtront.
– Sans aucun doute.
– Et puis, j’étais vêtu comme je le suis ordinairement comme un pauvre diable qui…
– Tu étais vêtu, interrompit l’homme gris, comme un grand seigneur excentrique qui se déguise pour faire du bien.
En même temps, il abaissa le marchepied devant Shoking qui hésitait encore.
– Mais, maître, dit encore celui-ci, croyez-vous que Jefferies consentira à se séparer de sa fille ?
– Tu lui diras qu’il peut la suivre.
– Et je l’amènerai ici ?
– Naturellement.
Sur ce mot, l’homme gris ferma la portière et fit un signe au cocher, qui rendit la main à ses trotteurs.
– C’est égal ! murmura Shoking, tandis que le carrosse descendait Heath mount avec la rapidité de l’éclair, celui qui me pincerait assez fort pour m’éveiller, me rendrait un fameux service.