XVIII

Jamais, peut-être, on n’avait vu semblable spectacle dans le Wapping.

Londres qui se divise en plusieurs paroisses, au point de vue administratif, n’est réellement composé que de deux quartiers bien distincts, le West-End et l’East-End, l’Ouest et l’Est.

À l’est, le Londres commerçant, laborieux, les docks, les bassins gigantesques où les Indes et le monde entier versent nuit et jour leurs richesses et leurs produits.

À l’est encore, les quartiers misérables, les enfants demi-nus, les femmes en haillons, les mendiants grouillant au seuil des portes, les maisons noires et humides, les tavernes où la débauche et la misère boivent de compagnie.

À l’ouest, dans le West-End, les palais, les édifices, les rues larges et bien percées, les magasins splendides, les femmes rayonnantes de beauté, étincelantes de pierreries, et les cavaliers irréprochables.

Les habitants du West-End ne visitent jamais l’East-End.

Ceux de l’East-End ignorent les splendeurs que la ville monstre étale à l’ouest.

Aussi, lorsque la population sordide du Wapping, lorsque les pauvres gens de Parmington street virent apparaître le carrosse de lord Vilmot avec ses magnifiques trotteurs, son cocher et ses deux laquais poudrés, crurent-ils faire un rêve.

Les enfants et les femmes accoururent au seuil des portes, d’autres se mirent aux fenêtres ; les enfants du public-house où Jefferies buvait seul quelquefois, se précipitèrent au dehors.

Les deux laquais avaient mis pied à terre et posé leur longue canne sur le trottoir.

À Londres, où les impôts somptuaires sont innombrables, un lord peut, avec de l’argent, interrompre un moment la circulation.

Il a payé pour cela, et c’est son droit.

Tandis que le carrosse s’arrête, les laquais barrent le trottoir de leur canne, pour que Sa Seigneurie puisse descendre de voiture et ne se point frotter à la canaille.

La canaille s’arrête sans murmurer et attendant avec calme que le noble personnage ait mis pied à terre et soit entré dans la maison.

Il se fit donc un rassemblement des deux côtés des cannes.

Lord Vilmot descendit.

Un homme en haillons, un rough, jeta alors un cri.

Un cri d’étonnement que lui arracha la vue du personnage pour qui on interceptait le trottoir.

Ce cri fit tourner la tête à lord Vilmot.

– Mais c’est Shoking !

Shoking ne perdit point la tête ; il ne se déconcerta point et il salua le rough d’un geste.

Puis il s’avança vers lui et lui dit en souriant :

– Tu me reconnais ?…

– Excusez-moi… ce n’est pas possible… une méprise… Pardon, Votre Seigneurie… balbutia le rough.

Mais Shoking poursuivit avec un sang-froid imperturbable…

– Tu ne te trompes pas, je suis bien Shoking. Dans le Wapping, je n’ai pas d’autre nom…

– Oh ! Votre Seigneurie se moque ! disait le rough qui se confondait toujours en excuses.

– Non, dit Shoking, c’est bien moi. Seulement, dans le West-End je m’appelle lord Vilmot.

Et comme le rough stupéfait ne comprenait pas, Shoking poursuivit :

– Je suis un lord excentrique. Je me déguise et je viens étudier la misère au Black horse et au bal Wilton, à la seule fin d’en rendre compte au parlement et d’adoucir le sort du peuple.

Sur cette réponse majestueuse, Shoking fouilla dans sa poche, en retira une dizaine de guinées et les donna à John.

Ce fut un vertige, un éblouissement.

La foule criait encore : Vive Sa Seigneurie ! que Shoking s’était engouffré depuis longtemps dans l’allée noire de la maison de Jefferies.

Et la foule de crier, de trépigner, de battre des mains et de se livrer à mille commentaires.

Le rough n’était pas le seul qui eût connu Shoking.

Il y avait maintenant dix personnes, attroupées à la maison, qui avaient bu avec lui, mangé avec lui, couché avec lui dans le work-house de Milden Road et sous les voûtes d’Adelphi.

Et on se répétait que Shoking était un lord, et qu’il siégeait au Parlement.

Que venait-il donc faire dans Parmington street ?

Il s’écoula un grand quart d’heure.

Puis lord Vilmot reparut.

Mais il n’était pas seul.

Derrière lui on vit apparaître Jefferies.

Jefferies, le valet de Calcraff, qui pleurait de joie et portait sa fille dans ses bras.

Et la foule battit des mains quand elle vit le noble lord aider l’homme de sang à asseoir la mourante dans ce beau carrosse armorié, y monter ensuite, et faire asseoir à côté de lui le valet du bourreau.

Puis les laquais remontèrent derrière le carrosse, Shoking distribua à ses anciens amis des sourires et des saluts protecteurs, le cocher rendit la main à ses chevaux, et tout disparut comme une vision.

. . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après, Jefferies, sa fille et Shoking arrivaient à Hampsteadt.

Le voyage avait fatigué la pauvre malade, et elle fut prise d’une telle faiblesse que son père fut encore obligé de la porter, pour traverser le jardin.

L’homme gris attendait au seuil de la maison, et il avait auprès de lui l’abbé Samuel.

Celui-ci dit à Jefferies :

– Mon ami, vous le voyez, il ne faut jamais désespérer de la bonté de Dieu. Au moment où le désespoir pénétrait dans votre âme, et allait l’envahir tout entière, il s’est trouvé, sur votre route, un noble seigneur qui a eu pitié de votre détresse, et cet homme de science qui entrevoit la guérison de celle que vous croyiez prête à mourir.

Jefferies versait des larmes.

L’homme gris le conduisit à cette chambre qu’on avait préparée pour Jérémiah.

On mit la jeune fille au lit, puis on lui administra un calmant, qui eut l’effet d’un narcotique.

La jeune fille s’endormit.

– Mon Dieu ! s’écria le pauvre père, ne l’avez-vous pas tuée, au moins ?

– Non, répondit l’homme gris, en souriant, revenez demain, vous la trouverez souriante, et déjà cette pâleur morbide qui couvre son visage, aura disparu en partie.

– Mon Dieu ! s’écria Jefferies, faudra-t-il donc que je m’en aille, et allez-vous me séparer de mon enfant ?

– Vous viendrez la voir tous les jours ; le matin et le soir même, si vous le voulez ; mais vous ne pouvez rester ici.

Jefferies songea alors à l’infamie de sa profession, et il baissa la tête.

– Oh ! dit-il, je comprends. Je ne suis pas digne de vivre ici.

L’homme gris ne répondit pas.

Et quand le valet de Calcraff fut parti, l’homme gris dit à l’abbé Samuel :

– Si je l’avais autorisé à rester, il eût renoncé à sa profession, et pourtant, vous savez que nous avons besoin de lui !

– C’est vrai, répondit le prêtre.

Puis regardant la jeune fille endormie :

– Et vous espérez la sauver ?

– Je ne l’espère pas, j’en suis sûr… comme je suis sûr, maintenant, d’arracher John Colden à l’échafaud, répondit cet homme étrange avec un accent de conviction qui ne laissa plus aucun doute au jeune prêtre.

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