XX

Pour expliquer le bruit étrange que John Colden avait entendu toute la nuit, il est nécessaire de faire un pas en arrière et de nous reporter au jour précédent.

Il était huit heures et demie du matin.

À cette heure là, il est à peine jour dans la ville qu’on a surnommée la reine des brumes.

Mais si les quartiers populeux commencent à s’agiter ; si le peuple circule dans les rues, le West-End est encore profondément endormi.

Les balayeurs silencieux et le policeman taciturne parcourent seuls les larges avenues de Belgrave square et de Piccadilly.

On entendrait voler une mouche dans Pall mall, et les vagabonds, qui ont passé la nuit juchés sur les arbres des parcs, n’ont pas encore ouvert les yeux.

Cependant un cab, ce matin-là, entra dans Chester street et vint s’arrêter à la porte de l’hôtel habité par lord Palmure.

Le suisse, encore tout endormi, ouvrit son guichet et demanda ce qu’on pouvait vouloir à pareille heure.

Une femme descendit du cab.

Cette femme était vêtue d’une robe de laine brune et un voile noir couvrait son visage.

Elle tenait une lettre à la main.

À sa vue, le suisse tressaillit.

– Pour miss Ellen, dit cette femme, et tout de suite.

Le suisse prit la lettre et la dame remonta dans le cab, qui s’éloigna rapidement.

Le suisse savait sans doute que ce message était de la dernière importance, car il endossa à la hâte sa houppelande galonnée.

– Mon Dieu ! dit-il au valet de chambre qui sommeillait dans l’antichambre, en attendant le retour de lord Palmure, comment allons-nous faire ? Miss Ellen est allée au bal cette nuit, il n’y a pas une heure qu’elle est couchée.

– Eh bien ! répondit le valet en se frottant les yeux, il faut attendre que miss Ellen soit levée.

– Oh ! non, dit le suisse, c’est impossible.

– Mon cher, reprit le suisse, vous êtes tout nouvellement au service de Sa Seigneurie, et il y a des choses que vous ignorez très-certainement.

– Ah ! fit le valet surpris.

– Cela est arrivé deux fois déjà depuis trois ans.

– Mais quoi donc ?

– Qu’une femme inconnue, couverte d’un voile noir, s’est présentée avec une lettre comme celle-ci.

– Eh bien ?

– La première fois, c’était le matin, comme aujourd’hui. J’ai gardé la lettre jusqu’à midi. Quand je l’ai remise à miss Ellen, elle s’est montrée fort irritée, et elle m’a dit que je serais congédié si, une autre fois, ayant reçu une lettre semblable, je ne la lui faisais point parvenir sur-le-champ.

– Alors, la seconde fois ?…

– La seconde fois, la lettre est arrivée à minuit. Miss Ellen venait de se mettre au lit. J’ai remis le message à l’une de ses femmes de chambre et, presque aussitôt après, miss Ellen a demandé sa voiture et elle est sortie.

– Ah ! fit le valet de chambre intrigué par cette histoire, et où est-elle allée ?

– Le cocher l’a conduite dans la Cité, auprès de Christ’s hospital.

Là elle a mis pied à terre et l’a renvoyé. Il n’a pas pu savoir, par conséquent, en quel endroit elle avait affaire.

– Et quand est-elle rentrée ?

– Le lendemain soir seulement.

– Et Sa Seigneurie ne s’est point étonnée de l’absence de sa fille ?

– Non.

– Alors vous pensez qu’il faut faire tenir cette lettre à miss Ellen ?

– Sur-le-champ.

Comme le valet de chambre hésitait néanmoins, les deux domestiques entendirent le bruit de la porte cochère qui se refermait.

C’était lord Palmure qui rentrait à pied.

Le noble lord était, on le sait, membre du Parlement.

Le Parlement anglais siége le soir, et ses délibérations se prolongent souvent jusques au milieu de la nuit.

Lord Palmure, en quittant le Parlement, avait coutume d’aller finir la nuit à son club.

Cette nuit-là, il avait été engagé dans une grosse partie de wisth qui s’était prolongée jusqu’à huit heures du matin.

– Ma foi ! dit le valet de chambre au suisse, j’aime autant que Sa Seigneurie me donne l’ordre de porter la lettre.

Lord Palmure montait les degrés du perron en cet instant.

Le suisse lui montra la lettre.

Elle ressemblait à toutes les lettres possibles.

Néanmoins, il y avait une croix noire dans un coin de l’enveloppe.

Le noble lord vit cette croix et tressaillit.

– Pauvre Ellen ! murmura-t-il tout bas.

– Eh bien ! dit-il, portez cette lettre à Fanny, la femme de chambre française.

– Mais, Votre Seigneurie, fit le suisse, miss Ellen est revenue du bal au petit jour.

– N’importe ! dit sèchement lord Palmure, on l’éveillera.

Les ordres de lord Palmure furent exécutés.

La femme de chambre française, qui venait de se coucher, fut éveillée.

On lui remit la lettre et elle entra dans la chambre de miss Ellen.

Miss Ellen dormait profondément et elle s’éveilla en disant :

– Que me veut-on ? qu’est-il arrivé ?

La femme de chambre portait un flambeau d’une main et un plateau de l’autre.

La lettre était sur le plateau.

À peine eut-elle vu la croix noire du coin de l’enveloppe que miss Ellen tressaillit et qu’une pâleur mortelle se répandit sur son visage.

– C’est bien, dit-elle : habillez-moi vite.

Et elle s’arracha courageusement de son lit.

Miss Ellen fut vêtue en un tour de main.

Cependant elle n’avait pas encore ouvert le mystérieux message, comme si elle eût su par avance ce qu’il contenait.

À peine était-elle habillée qu’on gratta doucement à la porte.

C’était lord Palmure.

Lord Palmure était visiblement ému.

– Allez demander ma voiture, dit miss Ellen à la femme de chambre qui sortit aussitôt.

Alors le père et la fille demeurèrent seuls.

– Te voilà toute pâle, mon enfant, dit le noble lord.

– Ah ! je dormais bien, dit miss Ellen. Il n’y avait pas une heure que j’étais couchée.

– Pâle et tout émue, continua lord Palmure.

– Oh ! mon père, répondit miss Ellen, que ne donnerais-je pas à cette heure pour ne point être affiliée à cette société ?

– Ma fille, répondit lord Palmure, l’aristocratie anglaise est la seule qui soit demeurée debout, en notre siècle, debout et intacte, ayant conservé ses richesses et ses priviléges. Savez-vous pourquoi ? C’est qu’elle a compris ses devoirs, c’est qu’à certaines heures, elle sait descendre jusqu’au peuple et lui tendre la main, c’est qu’elle a le courage d’accepter de certaines missions que je qualifierais volontiers d’héroïques.

– Vous avez raison, mon père : aussi serai-je à la hauteur de ma mission, répondit miss Ellen.

Et elle brisa le cachet du message.

Lord Palmure la regardait avec une visible anxiété, tandis qu’elle lisait.

– Ah ! dit-elle c’est un condamné à mort… mon Dieu ! j’ai peur.

– Courage ! dit lord Palmure, qui prit sa fille dans ses bras et l’embrassa tendrement.

Miss Ellen prit la lettre et la jeta au feu.

Quelques minutes après, elle montait dans un petit coupé brun sans chiffres ni armoiries, attelé d’un seul cheval, et disait au cocher :

– Menez-moi dans la Cité.

Le coupé partit, gagna White Hall, puis Trafalgar place, puis le Strand, entra dans Fleet street et, sur les indications de miss Ellen, ne s’arrêta qu’à l’entrée d’une ruelle qui porte le nom bizarre de Sermon lane.

La ruelle du Sermon descend vers la Tamise.

Elle est bordée de petites maisons noires et chétives.

Miss Ellen mit pied à terre et dit au cocher :

– Vous pouvez rentrer à l’hôtel.

Puis elle attendit que le coupé se fût éloigné.

Alors elle entra dans la ruelle, chemina un moment d’un pas rapide et furtif et se glissa dans une allée noire, où elle disparut.

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