XXI

La maison dans laquelle pénétrait miss Ellen était une des plus chétives de Sermon lane.

Au bout de l’allée étroite, humide et obscure, il y avait un méchant escalier à rampe de bois.

La noble fille du West-End, l’héritière d’une fortune opulente, monta néanmoins lestement et sans répugnance les marches usées de cet escalier, après avoir eu soin de laisser retomber le voile de son chapeau sur son visage.

L’escalier était désert, on n’entendait aucun bruit dans la maison, et on aurait pu la croire inhabitée.

Miss Ellen monta jusqu’au deuxième étage.

Là elle s’arrêta devant une porte, tira une clé de sa poche et l’ouvrit.

Miss Ellen était donc chez elle ?

Cette porte ouverte, la jeune fille se trouva au seuil d’une petite chambre assez pauvrement meublée et dont l’unique croisée donnait sur la Tamise.

Elle referma la porte sur elle et donna un tour de clé.

Puis elle se dirigea vers le coin le plus obscur de la chambre.

Dans ce coin, il y avait une armoire, qu’elle ouvrit.

Cette armoire renfermait un porte-manteau et, à ce porte-manteau, étaient accrochés des vêtements que miss Ellen prit un à un et étala sur le lit.

Il y avait d’abord une robe brune à longs plis tombants, puis un manteau à capuchon, puis un voile noir qui devait pendre jusqu’à la ceinture.

Enfin, une sorte de plaque en cuivre attachée à un cordon de laine.

Cette plaque portait d’un côté une croix semblable, pour la forme, à celle qu’elle avait vue dans un coin de l’enveloppe qu’on lui avait apportée une heure auparavant.

De l’autre, il s’y trouvait un numéro, le chiffre 17.

Miss Ellen ne perdit pas de temps, elle se déshabilla complètement, se dépouilla de son bracelet et de ses bagues, revêtit ensuite une chemise de grosse toile, et cette robe de laine brune et ce capuchon de moine, et enfin elle se couvrit le visage du voile noir.

Après quoi, elle suspendit la plaque de cuivre à son cou.

Ainsi métamorphosée, miss Ellen revint vers la porte et l’ouvrit.

Mais soudain, elle se rejeta vivement en arrière en poussant un cri étouffé.

Un homme était sur le seuil.

Et cet homme lui disait :

– Excusez-moi, miss Ellen, de me présenter ainsi à l’improviste.

Cet homme était enveloppé dans un grand manteau dont le collet relevé lui cachait si bien le visage qu’on n’apercevait que ses yeux.

Mais il s’échappait de ses yeux un regard qui rencontra celui de miss Ellen et en fit jaillir un éclair.

Miss Ellen avait reconnu cet homme.

Et comme elle reculait muette, éperdue, fascinée, il entra et referma la porte.

Alors le manteau tomba.

– Encore une fois, miss Ellen, dit l’inconnu, excusez-moi de me présenter ainsi.

– Vous ! vous ! fit-elle d’une voix étranglée.

– Moi, répondit-il, avec calme.

Et ayant à son tour donné un tour de clé, il mit la clé dans sa poche.

Miss Ellen, l’altière patricienne, s’était prise à trembler.

Quant à l’homme gris, car c’était lui, il se hâta d’ajouter :

– Miss Ellen, ne craignez rien : bien que nous soyons seuls, bien que vous soyez en mon pouvoir, rassurez-vous, vous ne courez aucun danger.

Il avait retrouvé cette voix douce et grave, timbrée d’un grain de mélancolie, qui savait si bien le chemin des cœurs.

Et cependant, miss Ellen tremblait toujours, et elle répéta :

– Vous encore !

– Moi toujours, dit-il.

– Que me voulez-vous ?

– Vous demander un service.

– À moi ?

– À vous.

Elle se roidissait peu à peu contre l’émotion qui l’étreignait, et sa nature ardente et hautaine reprenait insensiblement le dessus.

– Eh bien ! répéta-t-elle, que me voulez-vous ?

– Vous êtes affiliée à la compagnie des dames des prisons ?

– Mon costume vous l’indique.

– Je le savais et c’est pour cela que je suis venu.

– Ah !

– Miss Ellen, continua l’homme gris, en vous demandant un service, je puis peut-être vous en rendre un.

– Vous !

– Vous êtes hardie, courageuse, miss Ellen, mais vous êtes nerveuse et vous êtes femme, et la triste mission qui vous échoit aujourd’hui remplit votre âme d’une secrète épouvante.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire, reprit l’homme gris, que vous donneriez la moitié de vos diamants pour n’avoir point été choisie par le sort pour la corvée qui vous arrive, car ce sera la première fois que vous aurez visité un condamné à mort.

– C’est vrai, dit-elle, frissonnante.

– Je viens vous dispenser de cette pénible mission.

– Vous ? Et comment cela ? dit miss Ellen. Qui donc êtes-vous ?

– Tout et rien, répondit-il. Mais si vous me voulez écouter…

– Parlez.

– Le condamné à mort s’appelle Bulton.

– Je le sais.

– Il y a de par le monde une femme qu’il aime et qu’il veut voir une dernière fois.

– Eh bien ?

– Cette femme s’offre à prendre votre place.

Miss Ellen tressaillit.

– Mais, dit-elle, c’est impossible.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle ne fait sans doute pas partie de notre association.

– Je l’avoue.

– Alors, vous voyez bien…

– Pardon, miss Ellen, dit l’homme gris avec douceur, je connais parfaitement les statuts qui régissent les dames des prisons et je vais vous prouver que rien, au contraire, n’est plus facile que ce que je vous propose.

– Voyons ? fit-elle.

Maintenant qu’elle savait ce qu’on attendait d’elle, miss Ellen était moins effrayée.

L’homme gris continua :

La loi première de votre association est que vous ne vous connaissez pas entre vous.

– C’est vrai.

La présidente seule sait le nom de chacune des affiliées.

– En effet.

– Pour les autres, il n’y a que des numéros, vous êtes le numéro 17, et ce voile épais qui couvre votre visage empêchera même celle qui vous accompagnera tout à l’heure à Newgate de savoir qui vous êtes.

– Après ? dit miss Ellen.

– Quand je vous suis apparu à l’improviste, où alliez-vous ? Vous alliez au numéro 9 de la rue Pater-Noster, n’est-ce pas ?

– C’est là qu’est la salle de nos réunions.

– Une fois là, poursuivit l’homme gris, vous vous seriez présentée à la présidente ?

– Oui.

– Et elle vous aurait dit : Prenez une voiture de place et allez dans telle rue chercher la compagne que le sort vous a donnée.

– C’est bien cela, dit miss Ellen ; et encore je suis forcée de montrer mon visage à la présidente.

– Eh bien ! reprit l’homme gris, supposez qu’en sortant de la rue Pater-Noster, vous reveniez ici.

– Bon !

– Et que, dans cette chambre, vous échangiez ce costume avec la femme dont je vous parle…

– En effet, dit miss Ellen, cela est possible, mais…

– Mais quoi ? dit l’homme gris.

Elle se redressa hautaine :

– Mais je ne le veux pas ! dit-elle.

– Même si je vous en prie ?

Elle eut un rire dédaigneux sous son voile.

– Miss Ellen, dit froidement l’homme gris, j’ai été l’ami du malheureux Dick Harrisson, qui est mort pour vous et par vous.

À ce nom, miss Ellen poussa un cri étouffé et se courba, frémissante, devant l’homme gris.

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