XXII

Miss Ellen Palmure avait jeté un cri tout d’abord.

Tout d’abord elle s’était courbée devant cet homme qui paraissait avoir son secret.

Mais la jeune fille qui, tout à l’heure, tremblait à la pensée qu’elle allait voir un condamné à mort, se redressa tout à coup.

Elle rejeta en arrière ce long voile noir qui la couvrait tout entière, et elle apparut à l’homme gris pâle, mais l’œil étincelant de colère et d’indignation.

– Qui donc êtes-vous ? fit-elle, vous qui avez osé pénétrer deux fois chez moi déjà, vous qui osez prononcer en ma présence le nom de Dick Harrisson ?

– J’étais son ami, miss Ellen.

– Que m’importe !

Un sourire vint aux lèvres de l’homme gris.

– Miss Ellen, dit-il, nous sommes seuls ici, bien seuls, personne ne nous entend, et nous pouvons parler à cœur ouvert. Je sais tout.

– Ah ! fit-elle en lui jetant le regard haineux que le reptile lève sur l’homme qui l’écrase sous son pied, ah ! vous savez tout ?…

Et il y avait dans sa voix une ironie sourde et désespérée.

– J’ai été l’ami de Dick Harrisson, poursuivit-il ; j’ai été le confident de son amour pour vous.

– Après ? dit-elle froidement.

– Je sais que Dick est mort, possédant des lettres de vous…

Miss Ellen devint livide.

– Des lettres que vous avez cherchées vainement, des lettres que vous payeriez au poids de l’or.

– Et… ces lettres ?…

– Je sais où elles sont, moi.

Miss Ellen était frémissante de fureur et ses yeux lançaient des éclairs.

– Vous voyez donc bien, miss Ellen, dit l’homme gris, que vous ne pouvez pas me refuser le petit service que je vous demande.

– Et si je vous le rends, dit miss Ellen, ces lettres ?…

– Je vous dirai où elles sont.

– Parlez…

– Non, pas aujourd’hui, mais faites ce que je vous demande et, demain, à minuit, je me présenterai chez vous.

– Par le même chemin que les deux autres fois ?

– Oui, car il est inutile que vos gens s’aperçoivent de ma présence.

– Je vois que je suis en votre pouvoir, dit miss Ellen, qui parut, en ce moment, faire un violent effort sur elle-même et maîtriser sa fierté révoltée. Il faut donc que je vous obéisse !

– Et je vous en serai reconnaissant, dit l’homme gris avec un sourire.

– Ordonnez donc, fit-elle en courbant la tête.

– Reprenez votre voile, allez rue Paster-Noster vous montrer à la présidente de l’œuvre, dit-il, ayez le numéro et l’adresse de la dame qui doit vous accompagner et revenez ici.

– C’est ici que vous voulez m’attendre ?

– Oui.

Miss Ellen remit son voile, s’enveloppa dans le capuchon et l’homme gris lui ouvrit la porte.

Puis elle descendit rapidement l’escalier.

– Ah ! murmura l’homme gris, si le regard tuait, je serais mort depuis longtemps ; la lutte engagée n’est pas avec lord Palmure, elle est avec cette fille de dix-huit ans qui semble être le génie incarné du mal.

Puis il s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et se pencha dans la rue.

Il vit miss Ellen qui s’éloignait d’un pas rapide et il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eut tourné le coin de Sermon lane.

Alors il mit deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet.

À ce signal, une femme qui s’était tenue immobile sous le porche d’une porte voisine traversa la rue et disparut dans l’allée ; c’était Suzannah.

L’homme gris alla à sa rencontre dans l’escalier, la prit par la main et lui dit d’une voix émue en la faisant entrer dans la chambre.

– Mon enfant, vous le verrez une dernière fois.

Suzannah fondit en larmes.

– Ah ! dit-elle, pauvre Bulton !… il me battait et me maltraitait bien quelquefois, mais il avait bon cœur… et il m’aimait…

– Mon enfant, dit l’homme gris qui prit les deux mains de la pécheresse et les pressa doucement, si j’avais pu les sauver tous deux, votre frère et votre ami, je l’eusse fait. Mais je ne puis en sauver qu’un et la vie de celui-là est chère à l’Irlande. Du courage donc, ma pauvre Suzannah…

– Je tâcherai d’en avoir, dit-elle.

– Il faut que vous en ayez, reprit-il, car vos larmes pourraient vous trahir, et alors peut-être compromettriez-vous le sort de John votre frère.

Suzannah essuya ses larmes.

Puis tous deux attendirent.

Bientôt on entendit au coin de Sermon lane le bruit d’un cab qui s’arrêtait.

L’homme gris s’était mis à la fenêtre.

Il vit miss Ellen, dans son costume de dame des prisons, descendre du cab, qui ne pouvait entrer dans la ruelle, tant elle était étroite, et s’acheminer lentement vers la maison.

Miss Ellen monta l’escalier et poussa la porte demeurée entrebâillée.

– Voilà celle qui va vous remplacer, dit l’homme gris.

La patricienne rejeta son voile en arrière et se prit à considérer Suzannah, la fille du peuple.

Suzannah avait cette beauté particulière aux femmes de la verte Érin.

– Ah ! dit-elle avec dédain, c’est une Irlandaise.

– Oui, mademoiselle, répondit froidement l’homme gris.

– Mon humiliation est doublée, murmura miss Ellen.

L’homme gris haussa les épaules et ne répondit pas. Et comme le visage, encore baigné de larmes, de Suzannah attestait sa profonde douleur, miss Ellen lui dit :

– C’est donc votre amant qu’on va pendre ?

– Oui, madame, répondit Suzannah simplement.

– Miss Ellen, dit l’homme gris, vous savez ce qu’il vous reste à faire : reprendre vos habits et donner ceux-là à cette femme, que je vais attendre en bas.

Miss Ellen fit un signe de tête.

– Dans quelle rue doit-elle aller ?

– Dans Old Bailey même, au numéro neuf. Le cab attendra à la porte, et la dame qui devait m’accompagner descendra.

– C’est bien, dit l’homme gris.

Et il descendit afin que miss Ellen pût, en toute liberté, changer de costume.

Quand il fut parti, miss Ellen respira plus librement. Elle regarda de nouveau Suzannah, qui se déshabillait.

Puis une idée rapide comme l’éclair traversa son cerveau.

– Vous connaissez cet homme ? dit-elle.

– Oui, dit Suzannah.

– Son nom ?

– L’homme gris.

– Il doit en avoir un autre.

– Je l’ignore.

– Si vous me le dites, fit vivement miss Ellen, je cours rejoindre mon père qui est membre du Parlement et je fais surseoir à l’exécution de votre amant.

– Madame, répondit Suzannah, Dieu m’est témoin que je ne lui connais pas d’autre nom, mais si j’en savais un autre…

– Eh bien ?

– S’agît-il de ma propre vie, je ne vous le dirais pas.

– Pourquoi ?

– Parce que cet homme est à nos yeux comme un envoyé de Dieu lui-même, et que celui qui le trahirait serait maudit !

– Oh ! fit miss Ellen avec rage, il est donc bien puissant, cet homme ?

– Il peut tout ce qu’il veut.

– Alors, ricana miss Ellen, pourquoi ne sauve-t-il pas votre amant ?

– Parce que mon amant n’est pas un fils de l’Irlande.

– Sans cela, il le sauverait ? fit miss Ellen avec ironie.

– Oui, répondit Suzannah avec l’accent d’une conviction profonde.

– Ah ! se dit miss Ellen avec rage, il triomphe jusqu’à présent, mais j’aurai mon heure et je l’écraserai !…

Pendant qu’elles causaient ainsi, les deux femmes avaient changé de vêtements.

Maintenant Suzannah était couverte de la robe brune et du voile noir, et miss Ellen lui dit, en lui attachant au cou la plaque de cuivre qui portait le numéro 17.

– Allez, j’attendrai ici votre retour.

Suzannah descendit. Elle retrouva l’homme gris sur le seuil de la porte.

– Suzannah, lui dit-il d’une voix grave, encore une fois, je vous en supplie, du courage et retenez vos larmes, elles pourraient vous trahir.

– Je vous le promets, dit Suzannah.

Et elle remonta Sermon lane.

Le cab laissé par miss Ellen attendait toujours.

Suzannah y monta et dit au cocher qui ne soupçonna même pas la substitution :

– Dans Old Bailey, au numéro 9. Vous vous arrêterez à la porte et vous attendrez.

Quant à l’homme gris, il s’était pareillement éloigné de la ruelle du Sermon.

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