L’homme gris avait le rare privilége de faire passer sa propre volonté dans le cœur des autres.
Suzannah, qui tout à l’heure versait d’abondantes larmes, avait fait un effort surhumain.
Ses larmes ne coulaient plus, et elle se sentait le courage d’entrer dans cette sombre prison de Newgate d’un pas ferme.
Le cab s’arrêta au n°9 d’Old Bailey.
L’autre dame des prisons attendait sous la porte.
Elle s’élança dans le cab et dit d’une voix émue :
– Bonjour, ma sœur !
Suzannah s’aperçut alors que cette femme tremblait encore plus qu’elle.
Elle était toute fluette, et, sous sa robe aux plis flottants, on devinait une taille frêle et délicate, et quelques mèches de cheveux blonds s’échappaient au travers du capuchon et du voile noir.
La main qu’elle tendit à Suzannah était petite et mignonne, et la voix que celle-ci venait d’entendre trahissait une toute jeune fille, presque une enfant.
– À Newgate ! dit Suzannah au cocher.
Il n’y avait guère que la rue à traverser et cent pas à faire.
Cependant la dame des prisons eut le temps de dire quelques mots.
– Oh ! madame, madame, fit-elle en pressant dans ses petites mains les mains de Suzannah… savez-vous que j’ai bien peur ?
– Ah ! vous avez peur ? dit Suzannah.
– Songez ! reprit-elle. C’est la première fois… la première… Jusqu’à présent, je n’avais visité que des prisonniers ordinaires… Oh ! que je voudrais pouvoir ne pas entrer dans ce terrible cachot…
Suzannah tressaillit.
La jeune fille en voile noir, quelque fille de lord sans doute et qui avait accepté une mission au-dessus de ses forces, semblait aller au devant de ses désirs.
Elle parlait de ne pas entrer dans le cachot.
Et Suzannah sentit son cœur battre à outrance.
Serait-elle donc seule avec Bulton ?
Le cab s’arrêta devant la hideuse et sinistre porte.
Le cocher descendit et sonna.
Le portier-consigne ouvrit le guichet, reconnut à qui il avait affaire, fit courir les verrous dans leurs gâches, et tourna l’énorme clef dans la serrure.
La jeune fille était si émue qu’elle fut obligée, en descendant du cab, de s’appuyer sur l’épaule de Suzannah.
L’Irlandaise se sentit plus forte de cette faiblesse ; elle comprit qu’elle avait désormais un rôle de protection à jouer.
Les deux femmes pénétrèrent dans le sombre parloir.
La jeune fille chancelait et sa main, qu’elle avait passée sur le bras de Suzannah, fut prise d’un tremblement nerveux, au moment où la grille s’ouvrit.
– Ma sœur, ma sœur, disait-elle tout bas, soutenez-moi… je vous en prie…
– Venez, et soyez forte ! lui dit Suzannah.
Ce jovial sous-gouverneur qu’on appelle sir Robert M… était venu recevoir les dames des prisons au seuil du corridor obscur qui conduisait au cachot du condamné.
– Mesdames, dit-il galamment, je crains bien que votre visite ne soit inutile.
– Inutile ! dit Suzannah.
– Pourquoi ? fit la jeune fille qui chancelait de plus.
– Mais parce que le condamné est une bête fauve qui ne cesse de hurler et de blasphémer, et refuse toute consolation, répondit sir Robert.
– Oh ! mon Dieu ! fit la jeune fille.
– Tout à l’heure, reprit le sous-gouverneur, le révérend master Bloumfields a voulu lui prodiguer des consolations. Il a injurié le prêtre.
La jeune fille tremblait de plus en plus, et Suzannah était presque obligée de la porter.
Quand ils furent au fond du corridor, des hurlements parvinrent à leurs oreilles.
C’était Bulton qui criait et blasphémait.
– Oh ! non, jamais ! jamais ! dit la jeune fille à demi morte d’épouvante.
Et Suzannah fut obligée de la soutenir dans ses bras.
– Mesdames, dit sir Robert M…, croyez-moi, n’allez pas plus loin.
Mais Suzannah répondit :
– Monsieur, la personne qui m’accompagne se trouve presque mal, et je crois qu’elle fera bien de ne pas entrer ; mais moi, je me sens plus forte.
– Et vous entrerez seule ? fit sir Robert.
– Oui.
– Comme vous voudrez, madame.
Et sir Robert ouvrit la porte du cachot.
Alors la jeune fille s’appuya sur son bras, comme elle s’était auparavant appuyée sur Suzannah.
Le prisonnier hurlait de plus belle.
Il avait la camisole de force, il était solidement attaché par une jambe à un anneau de fer fixé dans le mur, et, par conséquent, réduit à une impuissance absolue.
– Je vous préviens, madame, dit sir Robert en s’adressant à Suzannah, que vous n’avez aucun danger à courir ; mais comme il nous est défendu d’entendre ce que vous pouvez dire au condamné, je vais vous enfermer avec lui.
– Comme vous voudrez, dit Suzannah, qui eut un moment de joie au milieu de sa douleur.
– Qu’est-ce que cette béguine ? hurlait Bulton en voyant Suzannah pénétrer dans son cachot, et que me veut-elle ?
Laissez-moi donc tranquille, milady… Je n’ai besoin ni de vous ni des vôtres.
Et tandis qu’il parlait ainsi, le sous-gouverneur avait refermé la porte du cachot, et Bulton se trouva seul avec la dame des prisons.
Alors Suzannah releva son voile noir.
Bulton jeta un cri.
L’Irlandaise avait le visage inondé de larmes silencieuses.
– Tais-toi ! dit-elle en posant un doigt sur ses lèvres.
Puis elle vint s’agenouiller auprès de ce lit sur lequel Bulton était étendu.
– Tais-toi, répéta-t-elle, et ne blasphème plus, malheureux. Tu vois bien que Dieu est bon, puisqu’il nous a permis de nous revoir.
Et, en effet, Bulton s’était tu.
L’apparition de Suzannah, du seul être qu’il eût aimé en ce monde depuis bien longtemps, avait subitement calmé la fureur du condamné.
Son âme s’était détendue, ses yeux s’étaient remplis de larmes.
– Oh ! pardon ! pardon, ma Suzannah !… Pardon ! murmurait-il.
Et Suzannah avait appuyé son visage sur celui du bandit, et ils confondirent longtemps leurs soupirs et leurs larmes.
Longtemps, la pécheresse et le bandit demeurèrent ainsi, elle parlant de la bonté de Dieu et du ciel qui attendait ceux qui meurent repentants, lui écoutant avec une sorte d’extase.
Et quand trois coups frappés à la porte annoncèrent à Suzannah qu’elle devait enfin se retirer, Bulton paraissait transfiguré, une sorte de joie céleste rayonnait sur son visage, et il murmura :
– Maintenant je puis mourir !
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– Mais qui êtes-vous, et que lui avez-vous donc dit ? demandait quelques minutes après sir Robert M…, qui venait de refermer le cachot. Ce n’est plus le même homme.
– Je suis une femme, répondit Suzannah d’une voix brisée, et j’ai su trouver le chemin de son cœur.
– Ah ! madame… madame… disait la jeune fille au moment où elles sortirent de Newgate, c’est vous maintenant qui tremblez.
Suzannah ne répondit pas.
Mais comme elle remontait dans le cab, elle éclata en sanglots sous son voile noir.
Le sacrifice était accompli !