On devine à présent quel était ce bruit qu’avait entendu John Colden durant toute la nuit et qui avait cessé subitement vers sept heures et demie du matin.
La foule avait envahi dès la veille au soir les alentours de Newgate, et l’échafaud avait été dressé devant Old Bailey à quatre heures.
À sept, Bulton avait expié ses crimes.
Il était mort avec calme, avec résignation, après avoir demandé pardon à Dieu et adressé à la foule quelques paroles touchantes.
Le bon sous-gouverneur de Newgate, sir Robert M…, qui était l’expansion même, n’avait pas manqué de proclamer que le repentir du condamné était l’œuvre d’une des dames des prisons, et la popularité de cette œuvre pieuse s’en était accrue.
Donc, Bulton avait été pendu le matin.
John Colden, après le départ du gardien qui était venu lui annoncer que l’heure de son jugement était arrivée, et qui avait refusé de lui donner aucune explication, John Colden avait deviné la vérité.
– Aujourd’hui c’était le tour de Bulton, s’était-il dit. Bientôt ce sera le mien.
L’Irlandais se leva avec résignation, s’habilla, prit, comme de coutume, son repas du matin et attendit que l’on vînt le chercher.
À dix heures précises, la porte de sa cellule se rouvrit.
Cette fois, sir Robert M… en personne se présenta.
– Allons, mon garçon, dit-il, un peu de courage. C’est le moment le plus dur. Le reste n’est rien.
– Je suis prêt à vous suivre, dit John Colden.
Derrière sir Robert il y avait un gardien qui portait sur un plateau un flacon et un verre.
– Prenez un verre de gin, ça réchauffe, dit encore le bon sous-gouverneur.
– Merci, répondit John Colden, je n’ai pas froid.
Et il marcha d’un pas ferme entre les policemen qui formaient la haie dans le corridor.
Il fallait passer devant le cachot des condamnés à mort.
La veille, John Colden entendait encore les hurlements furieux de Bulton.
Cette fois un silence profond régnait dans le corridor.
John Colden secoua la tête en passant et dit avec un sourire triste :
– Je crois bien que le pauvre Bulton est calmé.
– Et pour toujours, dit un policeman.
Cette fois John Colden fut fixé.
Pour se rendre à la Cour d’assises, il fallait d’abord traverser le préau et ensuite la Cage aux Oiseaux.
John leva les yeux et vit un lambeau d’azur au-dessus de sa tête, au milieu des nuages gris qui couraient dans le ciel.
Il aspira à pleins poumons une bouffée d’air libre et dit à sir Robert, qui marchait à côté de lui.
– Cela vaut mieux qu’un verre de gin.
Un des gardiens qui tenait la tête du triste cortége ouvrit la porte de la Cage aux Oiseaux.
John entra dans ce singulier passage et aperçut deux prisonniers qui étaient occupés à soulever une dalle.
– Qu’est-ce qu’ils font donc là ? demanda-t-il à sir Robert M…
Mais le sous-gouverneur ne lui répondit pas et se borna à crier aux policemen :
– Mais marchez donc plus vite, vous autres !
John ne comprit pas pourquoi on soulevait cette dalle, mais il ne put se défendre d’une sorte de terreur vague.
La porte de la cour d’assises était grande ouverte.
C’est une salle assez ordinaire, et qui n’est pas très-grande.
Le public entre par une porte qui ouvre sur la rue de Newgate, les juges par une autre, l’accusé par une troisième, celle qui donne dans la Cage aux Oiseaux.
Les jurés étaient à leur banc, le juge sur son siége.
Derrière, il y avait une foule avide d’émotions, mais silencieuse et calme.
Le public anglais est partout le même, au théâtre ou à la cour de justice.
Jamais il n’a songé à troubler le bon ordre.
John, en s’asseyant à son banc, entre deux soldats, promena sur cette foule un regard indifférent.
Mais cependant il tressaillit tout à coup.
Parmi les curieux, il avait aperçu un gentleman qui se tenait au premier rang.
Ce personnage, qui était d’une tenue irréprochable et portait des lunettes vertes, John Colden l’avait reconnu sur-le-champ.
C’était l’homme gris.
Et le pauvre Irlandais se sentit plus de courage encore et il répondit avec un grand sang-froid à toutes les questions que lui fit le juge.
John Colden n’avait rien à nier.
On lui demanda si c’était bien lui qui avait enlevé le petit Irlandais, et il répondit affirmativement.
Quand on l’invita à nommer ses complices, il refusa, se bornant à dire que M. Whip, qu’il avait tué, avait favorisé l’évasion du prisonnier.
En vain le chef du jury, puis l’attorney général, essayèrent-ils de lui faire entrevoir une commutation de peine, s’il faisait des aveux, John Colden demeura muet.
La présence de l’homme gris soutenait son courage.
Un solicitor nommé d’office, car John Colden était trop pauvre pour payer un avocat, présenta sa défense avec calme et conviction.
Un moment même, l’orateur parvint à émouvoir l’auditoire à ce point que l’homme gris laissa percer une certaine inquiétude sur son visage.
Il avait pris des mesures sans doute pour arracher John Colden à l’échafaud, mais il n’avait pas prévu sa déportation.
Enfin les craintes de l’homme gris se dissipèrent.
Le jury, après une longue délibération, rendit un verdict affirmatif.
John Colden était coupable de meurtre avec préméditation.
Un des soldats assis auprès de l’accusé se pencha vers son compagnon, tandis que les jurés délibéraient et lui dit :
– Ça va faire deux pour commencer l’année.
John Colden l’entendit :
– Alors, dit-il en souriant, c’est donc bien vrai qu’on a pendu Bulton ce matin ?
– Sans doute, lui dit le soldat. N’avez-vous pas vu qu’on travaillait dans la Cage aux Oiseaux ?
Alors John se rappela les deux ouvriers qui soulevaient une dalle quand il avait passé.
– C’est donc là le cimetière des suppliciés, dit-il.
– Oui.
– Ah ! fit John Colden avec indifférence.
Et il attendit son sort.
Les jurés avaient repris leurs places et le juge venait de se couvrir.
– Levez-vous, John Colden, dit celui-ci avec émotion.
John se leva.
Alors le juge lui donna lecture de la déclaration du jury et des articles de la loi qui correspondaient à cette déclaration.
Puis il prononça, avec une émotion croissante, la peine de mort.
John s’inclina.
– Vous serez pendu le jeudi 8 janvier, dit-il encore, à moins que vous n’ayez une objection sérieuse à présenter contre cette date.
– Aucune, répondit John Golden.
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Les débats, les plaidoiries et la réplique de l’attorney général avaient duré plusieurs heures.
Lorsque le condamné repassa dans la Cage aux Oiseaux, Bulton y dormait du dernier sommeil.
John tressaillit en voyant la dalle reposée et tout à l’entour un filet de plâtre blanc qui attestait que la tombe venait d’être scellée.
Puis il aperçut un B qu’on venait de graver sur le mur.
Alors il s’arrêta un moment sur la dalle voisine et, regardant sir Robert M… :
– C’est là que je serai, moi, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il.
Le sous-gouverneur ne répondit pas.
Seulement on aurait pu voir rouler une larme dans les yeux de cet homme qui riait toujours.
Et John Colden se remit en marche d’un pas ferme et la tête haute, murmurant :
– Mourir pour l’Irlande, ce n’est pas mourir c’est aller à Dieu !…