XXV

Cependant, plusieurs jours s’étaient écoulés, et l’heure fixée pour le supplice de John Colden s’avançait.

Encore quarante-huit heures, et l’échafaud qui s’était dressé pour Bulton se dresserait de nouveau pour John Colden.

Le peuple de Londres est comme celui de Paris.

Il est avide de ces lugubres tragédies qui n’ont d’autre rampe que les rayons blafards du petit jour.

Longtemps à l’avance, il s’occupe d’avoir une bonne place à ce spectacle de mort.

Plus favorisé que le peuple de Paris, qui s’en va quelquefois huit nuits de suite sur la place de la Roquette, celui de Londres sait l’heure et le jour, et ne se dérange pas inutilement.

Pendant les derniers jours qui précèdent l’exécution, le condamné devient le sujet de toutes les conversations, soit dans les tavernes et les public-houses, soit chez les pâtissiers et les marchands d’huîtres.

Au Wapping et dans White Chapel, on ne parle plus d’autre chose.

Le condamné, deux ou trois jours avant sa dernière heure, devient le lion du moment.

Ceux qui l’ont connu racontent sur lui une foule d’anecdotes, ceux qui ont eu le bonheur de pénétrer dans l’enceinte réservée au public, le jour de la cour d’assises, se complaisent à répéter les arguments de l’attorney général et la plaidoirie du solicitor, et le petit discours que le juge, en prononçant la peine de mort, a fait, les larmes aux yeux, au condamné.

En Angleterre, le pari est tellement dans les mœurs, que le moindre événement est un prétexte à gageures.

On engage donc des paris sur le jour de l’exécution, l’heure, la température du moment, le courage ou la faiblesse du condamné.

Mourra-t-il bien ou mal ?

Telle est la question.

Un pari formidable s’était engagé là-dessus, au Blak-horse, le public-house fameux que nous connaissons, et dans la cave duquel trônait majestueusement mistress Brandy.

C’était le six janvier, et l’exécution devait avoir lieu le huit.

La cave du Cheval-Noir était pleine.

Les deux garçons de mistress Brandy ne suffisaient point à servir les chopes de bière, à verser le gin dans les verres et à préparer des sherry cobler pour les aristocrates de l’endroit, car il y a des aristocrates partout, même au Wapping.

Il y avait de tout ce soir-là, et disons-le tout de suite, les marins étaient en si grand nombre que les voleurs se trouvaient en minorité.

Parmi les premiers, on voyait Williams, ce matelot aux cheveux et aux favoris rouges que l’homme gris avait terrassé, quelques jours auparavant.

Williams avait retrouvé toute sa faconde, toute sa forfanterie insolente.

Pendant un jour ou deux, il s’était tenu tranquille, mais comme l’homme gris n’avait pas reparu au Blak-horse, Williams s’était senti plus à l’aise et sa nature querelleuse avait repris le dessus.

Parmi les voleurs, on voyait également une de nos anciennes connaissances, Jak, dit l’Oiseau-Bleu.

Et enfin, il y avait aussi des dames, et parmi elles, cette affreuse Betty, qui voulait accaparer l’amour de Williams et avait essayé d’arracher les yeux à la pauvre Irlandaise.

Comme Betty n’en était encore qu’à son onzième verre de gin, elle conservait une lueur de raison et causait presque comme un être humain.

– Mon petit Williams, disait-elle, mon chéri, mon amour, n’est-ce pas que tu me conduiras dans Old Bailey demain soir ? Nous irons de bonne heure, et nous arriverons les premiers.

Williams haussa les épaules :

– Cela ne m’amuse guère, moi, dit-il, d’attendre toute la nuit pour voir pendre.

– Il y a en face de la porte de Newgate un public-house où nous pourrons boire.

– Mais où tu ne verras rien, ricana le matelot.

– Par exemple ! dit Betty.

– Non, tu ne verras rien, répéta Williams, car lorsque l’heure de l’exécution viendra, tu seras ivre morte.

On se mit à rire.

– Une belle chose, en vérité ! continua Williams, d’un ton dédaigneux, que de voir un homme déjà mort de peur.

– Qui a dit cela ? exclama une voix.

C’était la voix de l’Oiseau-Bleu qui s’était levé.

– Moi, dit Williams.

– Tu dis que John Colden sera déjà mort de peur ?

– Oui.

– Je parie qu’il mourra bien, moi.

– Que paries-tu ?

– Comme je suis sûr de gagner, je parie ce qu’on voudra.

– Une livre ! dit Williams qui avait touché sa prime d’embarquement le matin même.

– Une livre ? exclama-t-on de toute part, Williams parie une livre !

– Je la tiens, dit l’Oiseau-Bleu.

– Tu es donc riche ? lui dit une femme à mi-voix.

– Je n’ai plus un penny, répondit Jak, mais je trouverai à dévaliser un cokney, ce soir ou demain.

– Moi, dit Williams, je propose de confier les enjeux à mistress Brandy.

– Non, dit Jak.

– Mais si, fit une autre voix. Hé ! l’Oiseau-Bleu, je suis de moitié, si tu veux, et je dépose la guinée.

Celui qui venait de parler ainsi, n’était autre que ce rough déguenillé qui avait vu, quelques jours auparavant, Shoking, devenu lord Vilmot, descendre de voiture à la porte de Jefferies, le valet de Calcraff.

Et il jeta une guinée toute neuve sur le comptoir.

– De l’or ! s’écria Jak, tu as de l’or, toi ?

– Pourquoi pas !

Et le rough, prenant un air mystérieux :

– Williams, dit-il, je vous fais un autre pari.

– Lequel ?

– Que nous avons bu et trinqué pendant tout l’hiver avec un membre du Parlement, sans nous en douter.

– Tu es ivre, dit Williams.

– Je crois plutôt qu’il est fou, ajouta l’Oiseau-Bleu.

– Ni l’un, ni l’autre, dit froidement le rough.

– Un membre du Parlement ?

– Oui.

– Et où donc ça avons-nous bu avec lui ?

– Ici.

Ce fut un éclat de rire général.

– Il est même venu tous les soirs pendant plusieurs mois, continua le rough.

– Tu te moques de nous !

– Et c’était un bon compagnon, je vous jure !

Williams continuait à hausser les épaules.

– Comment donc s’appelait-il, ce membre du Parlement ? demanda Jak en riant.

– Lord Vilmot.

– Connais pas ! dit Williams.

– Ni moi, fit Jak.

– Ni personne, dit Betty, qui buvait son douzième verre de gin.

– Mais il avait pour nous un autre nom, fit le rough.

– Ah !

– Il s’appelait Shoking.

Cette fois l’éclat de rire devint gigantesque.

– Shoking, un lord ! dit Jak.

– Shoking, membre du Parlement, fit Williams.

– Shoking ! ah ! Shoking ! dit Betty, je me le rappelle… il couchait à la work’house de Mill en road.

Williams serra les poings.

– Je suis bon garçon, dit-il, mais je n’aime pas qu’on se moque de moi.

– Je ne me moque de personne.

– Et je vais te boxer, si tu ne nous fais des excuses à tous, continua l’irascible matelot.

– Des excuses ! et pourquoi ? fit le rough, qui serra les poings pareillement et s’apprêta à se défendre.

– Voilà Williams bien fier, dit ironiquement l’Oiseau-Bleu. On voit bien que l’homme gris n’est pas ici.

Williams entendit ce propos.

– Si tu parles de l’homme gris, dit Williams, qui laissa le rough tranquille et s’avança vers l’Oiseau-Bleu, je t’assomme.

Mais comme il levait le poing, un nouveau personnage apparut en haut des marches de l’escalier qui descendait dans la cave, et une pâleur mortelle couvrit aussitôt le visage du querelleur Williams.

Ce personnage qui se montrait ainsi tout à coup, c’était l’homme gris.

L’homme gris qu’on n’avait pas revu depuis le jour où il avait terrassé Williams.

Et Williams se prit à frissonner.

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