Le lendemain, vers huit heures du matin, les misérables habitants de Well close square virent Jefferies sortir de chez Calcraff.
Il emportait un paquet enveloppé de serge verte.
– Ah ! ah ! dirent quelques-uns, c’est toujours pour demain, à ce qu’il paraît.
Il y avait un groupe de roughs à la porte du public-house qui occupait le rez-de-chaussée de la maison habitée par le bourreau.
– Quoi donc qui est pour demain ? demanda une balayeuse qui se réconfortait d’un verre de gin.
– L’exécution de John Colden, répondit un jeune homme, ne voyez vous pas Jefferies qui passe ?
– Hé ! Jefferies ? cria la balayeuse.
Le valet du bourreau s’arrêta.
– Venez donc boire un verre de gin avec nous, si vous n’êtes pas trop fier, reprit cette femme qui était jeune et ne manquait pas de beauté sous ses haillons.
– Quelle drôle d’idée de vouloir boire avec Jefferies ! dit un autre rough.
– C’est mon idée. Qu’est-ce que cela vous fait ?
Jefferies s’était arrêté hésitant.
– Allons, vieux, dit un des hommes qui se trouvaient sur le seuil du public-house, est-ce que vous allez nous refuser ?
– Non, dit Jefferies.
Et il s’approcha et porta la main à son bonnet.
Jefferies était fort pâle et ses yeux rouges disaient qu’il avait pleuré.
Un rough qui demeurait dans Parmington street lui dit :
– Comment va ta fille ?
– Mal, dit Jefferies d’une voix étouffée. Elle est chez un lord qui m’avait promis de la guérir, mais je n’y crois guère. Hier elle était plus faible encore que de coutume.
Et deux larmes tombèrent des yeux de Jefferies et roulèrent lentement sur ses joues creuses.
– C’est donc pour demain ? fit la balayeuse.
Jefferies tressaillit.
– Oui, c’est pour demain, dit-il.
– La corde est là-dedans, n’est-ce pas ?
Et la jeune femme toucha le paquet.
Jefferies se recula vivement.
– N’y touchez pas, dit-il, n’y touchez pas !…
– Pourquoi ?
– Cela porte malheur.
– Ah ! mais non, je n’ai jamais entendu dire ça, au contraire, reprit la balayeuse. De la corde de pendu ! c’est de la réussite.
– Pas quand elle est neuve, dit Jefferies.
– Elle est donc neuve ?
– Oui, l’autre était usée ; John Colden est un solide gaillard à ce qu’on dit. Il ne faut pas que la corde casse.
– Hé ! Jefferies, dit un rough, tu parles bien à ton aise de la mort d’un homme.
– L’habitude, fit un autre.
– Et puis, dit la balayeuse, il faut bien gagner sa vie.
Jefferies était fort pâle, et ce fut d’une main fiévreuse qu’il porta à ses lèvres le verre de gin que le land lord lui versa.
La balayeuse reprit :
– Tu ferais bien grâce à John Colden si on te promettait la vie de ta fille, hein ?
Le malheureux devint livide.
– Ah ! je crois bien, fit-il ; mais serait-ce possible ? Ce n’est pas moi qui pends, c’est Calcraff.
– Et puis, dit un des buveurs, Calcraff n’est qu’un instrument. Quand il refuserait de pendre John Colden, ça n’y ferait pas grand’chose, on ferait venir le bourreau de Manchester ou de Liverpool.
– C’est encore vrai.
– Nous tuons, dit tristement Jefferies, mais nous n’avons pas le droit de faire grâce.
Et il reposa le verre sur le comptoir et se sauva à toutes jambes, tandis que la balayeuse disait :
– J’ai touché la corde de pendu, c’est toujours ça.
Jefferies marchait d’un pas inégal et saccadé, tantôt rapide, tantôt lent.
Il se parlait à lui-même, et le nom de Jérémiah venait sans cesse à ses lèvres.
C’est que le malheureux père, qui avait vu sa fille la veille au soir, l’avait trouvée plus pâle, plus défaillante encore que de coutume, et malgré l’assurance de lord Vilmot et de ce médecin inconnu qui répondait de la sauver, il était parti la mort dans l’âme.
Comme il rentrait chez lui, le landlord du public-house voisin, chez lequel il allait boire quelquefois, l’avait appelé et lui avait dit :
– Calcraff est venu.
– Oh ! s’était écrié Jefferies, je ne sais plus comment je vis, je sais pourquoi !
– Il vous attend demain matin.
Jefferies était monté chez lui et s’était couché.
Le lendemain matin, après une nuit d’insomnie pendant laquelle il n’avait cessé de balbutier le nom de son enfant, Jefferies s’était habillé à la hâte et avait couru chez Calcraff.
Calcraff lui avait dit :
– C’est pour demain. Prends les outils et veille à ce que tout soit prêt.
Puis il lui avait remis une corde neuve, ainsi que les crochets destinés à la fixer, et le bonnet de laine noire qui devait recouvrir la tête du condamné au moment suprême.
Puis il lui avait dit encore :
– Comment va ta fille ?
Jefferies n’avait pas répondu, et quand il était sorti de chez Calcraff et que les roughs du public-house l’avaient appelé, ils avaient pu voir comme il était pâle et anéanti.
Donc Jefferies s’en alla.
Il revint dans Parmington street et monta chez lui la corde, le bonnet noir et les crochets.
Puis il redescendit et sauta dans un cab.
Jefferies n’était pas assez riche pour aller autrement qu’à pied, sauf lorsqu’il s’agissait du service de l’État.
Ces jours-là, le bourreau et son aide avaient une indemnité de voiture pour aller prévenir les gardiens des bois de justice.
En France, le bourreau a l’échafaud démonté dans sa maison.
En Angleterre, les bois de justice sont confiés à deux sous-aides qui logent dans un quartier éloigné.
Ces deux hommes ont pour mission de dresser l’échafaud, qu’ils apportent démonté, pendant la nuit, sur une petite charrette traînée par un vieux cheval.
Il occupait une maison dans Mill en road, dans l’extrême East-End, tout à côté d’un cimetière.
Ce fut donc à Mill en road que Jefferies se fit conduire.
Puis, quand il eut transmis les ordres de Calcraff, au lieu de revenir dans Parmington-street, il pria le cocher de le conduire dans Hampsteadt.
Mais il le fit arrêter au bas de Heath mount, le paya et le renvoya.
Ensuite il continua son chemin à pied, et, à mesure qu’il avançait, sa marche devenait plus lente, plus irrégulière, et, malgré lui, il s’arrêtait, comme si les forces lui eussent manqué tout à coup.
C’est que chaque fois qu’il franchissait la grille de ce joli cottage où était sa fille, son cœur cessait de battre, et il s’attendait à quelque nouvelle sinistre.
Cette fois encore, il s’arrêta à dix pas de la grille et s’assit sur une borne, attachant un œil anxieux sur la maison où tout paraissait tranquille.
Enfin, une fenêtre s’ouvrit.
Et, à cette fenêtre, Jefferies vit apparaître l’homme gris.
Celui-ci le salua de la main et lui cria :
– Ça va mieux !
Le cœur de Jefferies retrouva ses pulsations.
En deux bonds il traversa la rue et arriva tout affolé dans le jardin.
L’homme gris était descendu et venait à sa rencontre.
– Mon ami, lui dit-il, hier je pouvais douter encore ; aujourd’hui je ne doute plus, et il dépend de vous que votre fille vive !
– De moi ! exclama Jefferies frémissant.
– De vous, répéta l’homme gris.
Et il prit le valet du bourreau par le bras et le fit entrer dans la maison.