L’objet que l’homme gris avait tiré de sa poche en deux morceaux, qu’il s’empressait de réunir, était un outil des plus vulgaires, une tarière.
En démontant le manche, il avait pu le cacher sous ses vêtements.
À Londres, où toutes les maisons sont de construction légère, les planchers sont en bois et n’ont pas grande épaisseur.
– Que faites-vous donc ? demanda le rough, qui vit l’homme gris s’agenouiller et appuyer sa tarière sur le plancher.
– Tu le vois, je perce un trou.
– Pourquoi faire ?
– Pour voir ce qui se passe en bas.
Et, en effet, la tarière mordit le bois et s’enfonça sans bruit et lentement dans le plancher.
Ce fut l’affaire de quelques minutes.
Au bout de ce temps, le plancher était à jour.
Alors l’homme gris retira sa tarière et commanda à John de souffler la chandelle.
La pièce de dessous, le laboratoire, était plongée dans l’obscurité ; mais un filet de lumière qui passait sous la porte de la pièce voisine et venait mourir sur le parquet, juste au-dessous du trou percé par l’homme gris, attestait que Calcraff ne dormait pas.
L’homme gris qui s’était couché à plat-ventre pour appliquer son œil au trou, vit ce filet de lumière et dit :
– Calcraff ne dort pas encore, il faut attendre.
– Je ne vois pas trop pourquoi vous avez percé ce trou ? fit le rough. Il est trop petit pour y passer autre chose que le doigt.
– Oui, mais il est assez grand pour nous servir de judas.
– Je comprends encore moins pourquoi vous m’avez fait souffler la chandelle.
– C’est bien simple pourtant. Suppose que la chandelle soit allumée.
– Bon !
– Que Calcraff sorte de sa chambre et vienne dans son laboratoire.
– Eh bien ?
– Et qu’il lève les yeux. La lumière nous trahira en lui montrant le trou.
– Ah ! c’est juste, dit le rough, je ne pensais pas à cela.
– Maintenant, reprit l’homme gris à voix basse, en attendant qu’il éteigne sa lampe et qu’il dorme, causons.
– Soit, dit le rough à voix basse.
– Lord Vilmot, Shoking, si tu l’aimes mieux, est fort curieux de tout ce qui précède ou suit une exécution.
– Ah ! vraiment ?
– Il donnerait beaucoup d’argent pour savoir ce que fait Calcraff ordinairement.
– Je puis vous le dire, moi, fit le rough.
– Eh bien ! va, je t’écoute.
En temps ordinaire, c’est-à-dire quand sa besogne chôme, Calcraff se lève de bonne heure.
– Fort bien.
– Une vieille femme, qui lui sert de servante, lui fait à déjeuner.
Il mange et s’en va.
– Sais-tu où ?
– Il se promène tantôt dans les docks, tantôt dans les beaux quartiers du West-End, où il est moins connu de vue et où il n’a pas peur que les enfants le poursuivent en le huant.
Il lunch dans la première taverne venue, va prendre son repas du soir, tout seul, un peu partout, boit deux ou trois chopes de bière et rentre chez lui.
Jamais il ne parle à personne.
– Et lorsqu’il a une exécution à faire ?
– Alors ses habitudes sont un peu changées.
– Comment cela ?
– La veille au matin, Jefferies, son valet, arrive au petit jour, et Calcraff lui donne ses ordres.
C’est Jefferies qui s’occupe de faire dresser l’échafaud pendant la nuit ; c’est lui qui emporte la corde et le bonnet noir. Calcraff ne touche à rien jusqu’au dernier moment.
Il passe la journée hors de chez lui, comme à l’ordinaire, mais les gens qui l’ont vu luncher assurent qu’il ne boit que de l’eau.
Au lieu de rentrer tard, comme à l’ordinaire, il revient chez lui à la nuit tombante et se couche aussitôt.
– Sans avoir soupé ?
– Sans avoir soupé, car il paraît qu’il n’a le courage de remplir son triste métier qu’à la condition d’avoir l’estomac libre et la tête calme.
À deux heures du matin, il se relève, s’habille et boit une tasse de lait.
Puis il s’enveloppe dans son waterproof et s’en va à Newgate attendre l’heure de l’exécution.
– Tout cela est parfait, dit l’homme gris, mais je voudrais bien savoir ce que Jefferies et lui se disent quand le valet vient recevoir les ordres du maître, et pour cela, il faut que je reste ici. Mais toi, tu peux t’en aller.
En même temps, l’homme gris tira de sa poche une dizaine de guinées et les mit dans la main du rough, frémissant à ce contact.
– Mais, dit celui-ci, vous oubliez une chose.
– Laquelle ?
– La corde de pendu.
– Ne t’inquiète pas de cela, j’en aurai. Prends ton argent et va te coucher.
Le rough ne se le fit pas répéter.
L’homme gris l’accompagna jusqu’à la porte, et quand il fut sorti, il s’enferma.
Puis il revint auprès du trou qu’il avait percé, se pencha de nouveau et regarda.
Le filet de lumière avait disparu.
Calcraff avait éteint sa lampe, et il dormait, car un ronflement sonore se faisait entendre de l’autre côté de la porte du laboratoire.
Alors l’homme gris tira de sa poche deux autres objets qui eussent bien plus encore excité la curiosité de John le rough s’il eût été encore là.
C’était d’abord une petite boule de cuivre de la grosseur d’une bille à jouer, suspendue à un long fil de laiton.
Elle était du calibre de la tarière, et, par conséquent, elle passa librement à travers le trou du plancher et, développant le fil de laiton, l’homme gris la laissa descendre jusqu’au sol du laboratoire.
Le second objet qu’il plaça auprès du trou et dans lequel il incrusta le bout du fil de laiton était une petite boîte en métal de dix pouces de longueur.
Cette boîte se trouvait donc en contact, à travers le plancher, par le fil de laiton, avec la petite boule qui était descendue dans le laboratoire.
Alors l’homme gris tourna une petite vis qui se trouvait sur la surface supérieure de la boîte.
Soudain un crépitement se fit, suivi de myriades d’étincelles et la petite boule de cuivre flamboya, représentant sur sa surface tout ce que le laboratoire renfermait.
C’était un appareil à lumière électrique que l’homme gris venait de mettre en activité ; et le laboratoire, inondé par une clarté bleuâtre, se refléta tout entier sur la petite boule de cuivre et l’homme gris put en examiner en détail les moindres objets.
– À présent, dit-il, je sais ce que je voulais savoir, et je vais attendre Jefferies.
Il tourna la vis de la petite boîte en sens inverse et la lumière s’éteignit.
Puis il retira la boule de cuivre et le fil de laiton, remit le tout dans sa poche et, s’allongeant sur le parquet et se roulant dans son manteau, il attendit le point du jour.
* * * * *
Pendant ce temps, Betty dormait toujours sur le banc de Well close square et rêvait qu’elle était la femme de l’homme gris, le gaillard assez robuste pour avoir battu Williams le terrible.