Comment la vie de Jérémiah pouvait-elle dépendre de Jefferies ?
Pour le comprendre, il faut nous reporter à une heure plus tôt et pénétrer dans cette chambre aux murs enduits de goudron, dans laquelle Jérémiah avait été transportée une douzaine de jours auparavant.
Trois personnes s’y trouvaient réunies et causaient à voix basse.
Il était à peine jour au dehors, et une veilleuse brûlait encore sur la cheminée.
Jérémiah dormait.
La jeune fille était fort pâle, mais son sommeil était régulier, et on n’entendait plus retentir cette respiration sifflante des premiers jours.
Les trois personnes qui causaient tout bas au pied du lit étaient Suzannah l’Irlandaise, l’abbé Samuel et Shoking.
Shoking disait :
– Ce pauvre Jefferies s’en est allé bien triste hier.
– Il est vrai, répondit l’abbé Samuel, que la malade, qui semblait renaître à la vie depuis quelques jours, est retombée hier soir.
– Hélas ! soupira Suzannah, je crois bien que le mal est sans remède.
– Oh ! non, dit Shoking, l’homme gris a promis de la sauver, et il la sauvera.
L’abbé Samuel ne répondit rien.
– Avez-vous remarqué, dit Shoking, que chaque matin, jusqu’avant-hier, l’homme gris allumait un réchaud, sur les charbons ardents duquel il répandait une poudre brune, laquelle se dégageait aussitôt en une fumée épaisse qui remplissait la chambre et exhalait une odeur âpre ?
– Oui, dit Suzannah.
– Et lorsque Jérémiah avait respiré cette odeur, elle se sentait soulagée sur-le-champ, l’oppression disparaissait et de belles couleurs roses revenaient à ses joues.
– Tout cela est vrai, dit Suzannah.
– Hier matin, continua Shoking, l’homme gris n’a point recommencé : pourquoi ?
– Je l’ignore, dirent à la fois l’abbé Samuel et Suzannah.
– Je le sais, moi, dit Shoking.
– Ah !
– Mais, attendez. Jusqu’à hier, quand Jefferies venait, il voyait sa fille allant mieux et l’espoir lui revenait au cœur, et il pleurait de joie, le pauvre homme.
– Oui, dit Suzannah, mais hier il est parti la mort dans le cœur.
– C’est que le mal paraissait avoir repris tout son empire.
C’est l’homme gris qui l’a voulu ainsi.
– Mais pourquoi ? demanda encore Suzannah.
– Parce que l’homme gris a son projet. Mais chut !
Et Shoking, à l’oreille de qui un bruit extérieur était venu mourir, Shoking se leva et s’approcha de la croisée.
Une voiture venait de s’arrêter devant la grille et de cette voiture descendait l’homme gris, enveloppé dans un large manteau qui le couvrait de la tête aux pieds.
Shoking courut à sa rencontre et lui prit le manteau, lorsque l’homme gris, l’ayant ouvert lui apparut dans cet humble costume qu’on lui voyait le soir à la taverne du Cheval-Noir.
Shoking lui prit la main et lui dit avec émotion :
– Maître ! maître ! venez vite, la pauvre petite est bien mal.
L’homme gris le suivit sans mot dire.
Il entra dans la chambre où Jérémiah dormait toujours.
– Voyez comme elle est pâle dit Shoking.
– Comme ses pauvres lèvres sont décolorées, ajouta Suzannah.
L’homme gris demeura impassible.
Alors il se tourna vers l’abbé Samuel et lui dit :
– Je la guérirai, si je le veux.
– Ah ! vous le voudrez, n’est-ce pas ? s’écrièrent à la fois le prêtre, la femme et le mendiant.
– Peut-être… cela dépendra de Jefferies, attendons qu’il vienne.
– Je comprends, murmura Shoking, c’est un échange d’existences qu’il va lui proposer.
Une heure après, Jefferies arrivait et nous avons vu l’homme gris aller à sa rencontre et lui dire :
– La guérison de votre fille dépend de vous.
Il l’entraîna stupéfait dans la chambre de la malade.
Voyant sa fille immobile, Jefferies chancela et crut qu’elle était morte.
Mais le sourire n’avait point abandonné les lèvres de l’homme gris.
– Elle dort, dit-il, et, je le répète, sa vie est entre vos mains.
– Ah ! dit Jefferies tombant à genoux, que puis-je donc faire pour sauver mon enfant ?
– Je te le dirai tout à l’heure.
Alors il se tourna vers Shoking et lui dit :
– Viens avec moi.
Shoking le suivit, laissant Jefferies debout et les yeux pleins de larmes au chevet de sa fille endormie.
Quelques minutes s’écoulèrent, puis on vit reparaître l’homme gris et Shoking.
Ce premier tenait à la main un petit coffret en bois des îles.
L’autre portait dans ses bras un fourneau rempli de charbons ardents.
Alors Shoking posa le réchaud au milieu de la chambre, l’homme gris ouvrit le coffret, qui était plein de cette poudre noirâtre dont il s’était déjà servi, et il en répandit le contenu sur le brasier.
Soudain une fumée épaisse monta lentement dans la chambre et en quelques minutes l’eut envahie à ce point que les quatre personnes qui entouraient la malade ne purent se voir au travers.
Cela dura environ un quart-d’heure.
Puis la fumée s’éclaircit peu à peu et gagna les murs, se dissipant insensiblement au milieu.
Les murs goudronnés semblaient l’attirer et l’absorber à mesure.
– Regarde ta fille à présent, fit l’homme gris à Jefferies.
Ô miracle !
La pâleur de la malade avait disparu, de belles couleurs rosées se répandaient sur ses joues et sa respiration, si faible tout à l’heure qu’on eût pu croire qu’elle était éteinte et que Jérémiah était morte, sa respiration se faisait entendre avec une régularité sonore.
Jefferies jeta un cri.
Ce cri éveilla Jérémiah.
Elle ouvrit les yeux et reconnut son père.
Alors un sourire angélique vint à ses lèvres.
Jefferies se pencha sur elle et la couvrit de baisers furieux.
Et ses larmes brûlantes tombaient une à une sur le doux visage de la jeune fille.
– Ah ! cher père, dit-elle, j’ai été bien malade hier, et j’ai cru que c’était fini… mais aujourd’hui, je sens que ça va mieux… beaucoup mieux…
Elle fit un léger effort et se remit sur son séant.
Et apercevant le prêtre, elle lui adressa un autre sourire ; puis elle vit Suzannah, et lui tendit la main.
– Ah ! père, père, dit-elle d’une voix remplie de caresses, si je pouvais vivre, comme je serais heureuse ! Si tu savais comme on est bon pour moi… ici !…
– Je le sais, dit le pauvre père en pleurant.
L’homme gris lui mit alors la main sur l’épaule et lui dit :
– Suis-moi.
Et Jefferies obéit, et il l’entraîna dans le corridor voisin.
– Écoute, lui dit-il alors. Si je renouvelle trente fois encore l’expérience que je viens de faire, tu pourras emmener ta fille, non plus en voiture, mais à pied, te donnant le bras et respirant avec ivresse le grand air.
– Oh ! vous le ferez, n’est-ce pas ? dit Jefferies, qui voulut se mettre à genoux.
L’homme gris l’arrêta.
– Mais, dit-il, tu ne sais pas le prix de cette poudre noire que je verse dans le charbon enflammé ?
Jefferies frissonna.
– Mon Dieu ! dit-il en levant les yeux au ciel, vous savez que je suis pauvre et misérable : ne viendrez-vous pas à mon aide ?
– Ah ! dit l’homme gris, ce n’est pas avec de l’or qu’on la pourrait payer, Jefferies, cette précieuse substance qui peut sauver ta fille.
– Et avec quoi donc, seigneur ? s’écria le pauvre diable qui, en ce moment, suspendit son âme tout entière aux lèvres de l’homme gris.
– Avec la vie d’un homme, répondit-il.
Et alors Jefferies le regarda, en proie à un effroi indicible.
. . . . . . . . . . . . . . .