Le peuple aura toujours le respect de la force brutale.
L’apparition de l’homme gris fut saluée par des hurrahs et par des acclamations.
On se souvenait qu’il avait vaincu Williams le terrible et le féroce ; et il était juste qu’on lui payât un petit tribut d’admiration.
– Vive l’homme gris ! s’écria-t-on de toute part.
– Voilà que Williams a peur, dit Jak, l’Oiseau-Bleu.
Williams serrait les poings et avait pris une pose de défense.
Mais l’homme gris vint à lui et lui tendit la main :
– Est-ce que lorsque deux hommes de cœur se sont battus, dit-il, ils ne deviennent pas amis ?
Williams respira, et il prit la main qu’on lui tendait.
Jamais, autrefois, l’homme gris ne parlait à personne, si ce n’est à Shoking.
Mais ce soir-là il fut plus expansif.
– Hé ! mes amis, dit-il, je crois qu’on se disputait ici ?
– Mais non, répondit l’Oiseau-Bleu. C’était John qui nous racontait une histoire que personne ne voulait croire.
– Et… cette histoire ?…
Le rough ne se fit pas prier.
– Je disais moi, fit-il, que Shoking était un lord et un membre du Parlement.
– Shoking ?
– Vous le connaissez bien, dit l’Oiseau-Bleu.
– Sans doute, je le connais.
– Eh bien ! convenez que ce que dit John n’a pas l’ombre du sens commun.
– Je ne suis pas de votre avis, dit froidement l’homme gris.
Cette réponse produisit une certaine sensation.
– Et, ajouta-t-il, John a raison.
– Comment ! s’écria l’Oiseau-Bleu, Shoking est un lord ?
– Oui. Seulement, il est fâcheux que John ait parlé.
– Pourquoi ?
– Parce que le noble lord ne viendra plus ici, maintenant qu’on sait qui il est.
L’homme gris parlait avec un tel accent de conviction que personne n’osa plus mettre en doute l’opinion émise par le rough.
Celui-ci était triomphant.
– Puisqu’il en est ainsi, dit Williams, je te fais mes excuses, mon garçon.
Et, à son tour, il lui tendit la main, ajoutant :
– Veux-tu boire avec moi ?
– Volontiers, dit le rough.
– Et vous, camarade ?
Il s’adressait à l’homme gris.
– Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci.
Et tous trois s’attablèrent.
– Puisque tu voulais m’assommer tout à l’heure, dit à son tour l’Oiseau-Bleu, il me semble que tu pourrais bien m’offrir un verre de gin.
– Fi donc ! dit Williams, j’offre du porto.
– Ce Williams, cria Betty, qui en était à son quatorzième verre, il va boire sa prime en deux jours.
– Tais-toi, ou je te poche un œil, répliqua brutalement Williams.
– Vous n’êtes pas galant, camarade, dit l’homme gris d’un ton de reproche.
– Elle m’ennuie, dit Williams.
– Tu auras ton verre de porto, dit l’homme gris : assieds-toi là, mignonne.
Et l’horrible créature prit pareillement place à la table de Williams.
Ce dernier commençait à être ivre.
Betty s’assit sur ses genoux, et il ne la repoussa point.
L’homme gris se pencha à l’oreille du rough.
– C’est pour toi que je viens ici, dit-il.
– Pour moi ? fit le rough en tressaillant.
– Oui.
– Vous me connaissez donc ?
– Moi, non ; mais lord Vilmot te connaît…
– Je le crois bien, fit le rough avec orgueil.
– Et il m’a chargé d’une commission pour toi.
– Ah ! vraiment ?
– Où demeures-tu ?
– À deux pas d’ici, dans Well close square.
– Au numéro 17, n’est-ce pas ?
– Justement.
– Il y a un marchand de tabac au rez-de-chaussée de la maison ?
– Oui.
– Et des femmes au second étage ?
– C’est bien cela. Parmi les femmes dont vous parlez, il y a précisément Betty. Mais elle ne rentre jamais chez elle avant le jour.
– Quand elle rentre, dit l’homme gris en souriant, car elle doit souvent cuver son ivresse dans le ruisseau.
Le rough eut un clignement d’yeux affirmatif.
L’homme gris poursuivit :
– La maison a trois étages : tu demeures au troisième, les femmes au second ; mais qui demeure au premier ?
Le rough tressaillit.
Puis il se prit à sourire :
– Est-ce que vous ne le savez pas ? fit-il.
– Non… ou plutôt… je tiens à ce que tu me le dises.
– Eh bien ! c’est Calcraff.
– Le bourreau de Londres ?
– Oui.
– Voilà justement pourquoi Shoking m’envoie ici, car, ajouta l’homme gris, s’il faut tout te dire, je suis un peu au service de Sa Seigneurie lord Vilmot ; moi seul ici je savais qui il était.
– Et Sa Seigneurie vous envoie pour me parler ?
– Oui.
– Que désire-t-elle ?
L’homme gris et le rough causaient tout bas, et personne ne pouvait les entendre.
D’ailleurs Jak l’Oiseau-Bleu, Betty et Williams achevaient de se griser et ne regardaient que leurs verres.
– Tu penses bien, reprit l’homme gris, s’adressant toujours au rough, qu’un lord, membre du Parlement, qui s’en vient passer ses soirées au Black-horse, est un lord excentrique.
– Certainement, dit le rough.
– Et un lord excentrique a des caprices étranges.
– Bon !
– Pour le quart d’heure, lord Vilmot a une fantaisie qui lui trotte par la cervelle.
– Laquelle ?
– Il voudrait avoir de la corde de pendu.
– En vérité !
– Il prétend que la corde de pendu porte bonheur, et qu’il a des sommes très-fortes engagées aux prochaines courses d’Epsom.
– Je commence à comprendre, dit le rough. Il vous a chargé d’aller en demander à Calcraff.
– Oui et non.
– Comment cela ?
– Il m’a chargé de te voir d’abord.
– Et puis ?
– Et de t’offrir dix guinées, si tu veux m’installer cette nuit dans la chambre de Betty.
– Après ?
– Quand nous serons là, je te dirai ce qu’il y a à faire, mais voilà mon idée à moi.
– Voyons ?
– Nous allons achever de griser Betty, nous l’emmènerons dehors, et quand nous l’aurons couchée ivre morte dans le ruisseau, tu lui prendras dans sa poche la clef de sa chambre.
– Et Williams ?
– Il s’est réconcilié avec elle, c’est vrai, dit l’homme gris en souriant, mais nous n’avons rien à craindre de lui. Encore une bouteille de porto, et il va rouler sous la table.
– Je le crois.
Alors l’homme gris éleva la voix :
– Hé ! mistress Brandy, dit-il, envoyez-nous donc deux autres bouteilles de porto : c’est moi qui paye !…
– Non, non, c’est moi… balbutia Williams d’une voix épaissie par l’ivresse, c’est moi, toujours moi !…
Et il jeta une deuxième guinée sur la table.