On apporta les deux autres bouteilles de porto.
Ce fut un véritable scandale.
Dans la cave du Blak-horse, on buvait de l’ale, du porter et du gin, mais jamais le vin de Porto n’y avait coulé aussi abondamment.
Ceux qui n’étaient point admis à la table de Williams se prirent à murmurer.
D’autres se mirent à rire.
Quelques-uns prétendirent tout bas que si Shoking était un lord, l’homme gris pouvait bien en être un autre, et deux voleurs qui sortaient de Mill Bank et n’avaient pas encore d’ouvrage se disaient qu’il y avait peut-être un coup à faire, en le suivant, s’il s’en allait seul de la cave du Cheval-Noir.
Pendant ce temps, Williams buvait toujours et racontait ses campagnes.
L’homme gris et le rough avait échangé un regard et n’avaient plus qu’à attendre.
À mesure qu’il parlait, la langue de Williams s’épaississait et ses yeux clignotaient.
Ce qui ne l’empêchait pas d’interrompre de temps en temps son bredouillement, pour dire à Betty :
– Ne bois donc pas tant, tu vas être ivre morte.
Ce qui faisait rire Jak, dit l’Oiseau-Bleu.
Ce dernier, du reste, savait ce qu’était l’homme gris, il l’avait vu à l’œuvre dans le Brook street.
Mais il se gardait bien d’en souffler mot et de paraître avoir rencontré l’homme gris ailleurs que dans la taverne du Blak-horse.
Williams, à force de prédire à Betty qu’elle roulerait sous la table, lui donna l’exemple.
Son verre, encore plein, lui échappa des mains, et il se laissa glisser de son escabeau sur le sol en grommelant :
– J’ai mon compte.
Betty, en épouse dévouée, se baissa et lui mit un banc sous la tête, en guise d’oreiller.
Puis elle se leva et dit :
– Il fait trop chaud ici. Sortons !
– J’allais te le proposer, dit galamment l’homme gris.
Betty le regarda.
– C’est pourtant toi, dit-elle, qui as battu Williams ?
– Oui.
– Tu es donc bien fort ?
Et elle eut un accent d’admiration.
– Peuh ! fit modestement l’homme gris.
Betty reprit :
– Alors, si tu étais mon homme, tu me défendrais ?
– Certainement.
– Veux-tu être mon homme ?
– Chut ! dit l’homme gris, qui se prit à sourire à l’ignoble créature, nous causerons de tout cela en haut.
– Tu veux donc t’en aller d’ici ?
– N’as-tu pas dit qu’il faisait trop chaud ?
– C’est juste. Eh bien ! allons !…
L’homme gris fit un signe d’adieu à Jak, l’Oiseau-Bleu, et se leva.
Betty, trébuchante, s’appuya sur son bras.
Le rough sortit avec eux.
Tous trois remontèrent les marches de l’escalier, arrivèrent dans la rue, et le rough dit :
– Je sais un endroit où il y a de fameuse ale.
– Et où cela ? demanda Betty.
– À deux pas, dans Well close square.
– Allons-y dit-elle. J’ai mis dans mon idée que l’homme gris m’aimerait. N’est-ce pas, tu m’aimeras, mon mignon ?
– Certainement, répondit l’homme gris. Seulement, tiens-toi un peu plus droite.
– Est-ce que je marche de travers ?
– Oui, un peu.
– Alors c’est que je songe à Williams, qui m’a trahie… Aussi, je me… vengerai…
Elle était de plus en plus lourde au bras de l’homme gris.
Ils avaient enfilé la ruelle dans laquelle s’ouvre le bal Wilson et ils se trouvaient maintenant au seuil de Well close square.
Betty fit un faux pas et se redressa avec peine.
– C’est drôle, dit-elle, il me semble que j’ai des fourmis dans les jambes.
– Tu as besoin du grand air, dit l’homme gris.
– Nous y sommes, au grand air.
– Veux-tu t’asseoir là ?
Et l’homme gris la poussa sur un banc qui était dans le square.
Betty ne se défendit plus : elle s’assit, continuant à regarder l’homme gris et lui disant :
– Tu me plais… du moment que tu as battu Williams… tu seras mon homme, pas vrai ?
Elle parlait maintenant d’une voix assourdie par l’ivresse et ses yeux ne demeuraient ouverts qu’à force de volonté.
L’homme gris et le rough échangèrent un nouveau regard.
Betty bredouillait de plus en plus :
– Ah ! disait-elle, voilà que les fourmis me montent des jambes à l’estomac. Bon ! il me semble que j’en ai sur la tête…
Et elle se coucha tout de son long sur le banc.
C’était le coup de grâce de l’ivresse.
Ses yeux se fermèrent, et quelques secondes après l’homme gris et son compagnon entendirent un ronflement sonore.
– Bon ! voilà le moment, dit l’homme gris.
– Faut-il prendre la clef ?
– Oui.
Le rough, qui était voleur et pick-pocket à ses heures, fouilla Betty adroitement et lui enleva la clef de sa chambre.
Puis tous deux la laissèrent dormir sur le banc et se dirigèrent vers la maison où logeait Calcraff.
Mais quand ils furent sous les fenêtres, l’homme gris s’arrêta :
– Un instant, dit-il : puisque tu habites la maison, tu dois la connaître parfaitement.
– Sans doute, répondit le rough.
– As-tu jamais pénétré chez Calcraff ?
– Une fois.
– Comment cela ?
– Il y avait le feu chez lui et j’ai aidé à l’éteindre.
– Fort bien.
– Ce qui fait que je me suis promené par tout son logis. C’est fort curieux.
– Est-ce qu’il est seul au premier étage ?
– Tout seul avec sa servante.
– Va toujours. Il y a trois fenêtres ; combien de pièces ?
– Trois. Voyez-vous celle qui est éclairée ?
– Oui.
– C’est sa chambre. La fenêtre du milieu est celle de son laboratoire.
C’est là qu’il fait des expériences sur les pendus, quand on lui permet d’emporter le corps. Il est un peu chirurgien, dit-on.
C’est là, continua le rough, qu’il a tous ses instruments, depuis les fers à marquer jusqu’aux cordes.
L’homme gris suivait attentivement les détails de cette description sommaire.
Et levant les yeux vers le deuxième étage :
– Où est la chambre de Betty ? demanda-t-il.
– À la fenêtre du milieu.
– Par conséquent, cette chambre est au-dessus du laboratoire de Calcraff ?
– Oui, justement.
– C’est là ce que je voulais savoir. Allons maintenant.
Et il prit le rough par le bras et ils enfilèrent l’allée humide et noire de la maison, marchant sur la pointe du pied.
L’homme gris murmura :
– Mon plan est fait…
– Pour avoir la corde de pendu ?
– Oui.
Le rough montait l’escalier le premier, et quand il eut ouvert la porte de la chambre de Betty :
– Mais je ne sais vraiment pas, dit-il, comment vous ferez pour pénétrer chez Calcraff.
– Tu vas voir.
Ils entrèrent dans la chambre, laquelle était plongée dans l’obscurité.
– Ferme la porte et donne un tour de clef, ordonna l’homme gris.
En même temps, il tira de sa poche un petit outil en deux morceaux qu’il se mit à ajuster.
Pendant ce temps, le rough s’était procuré de la lumière et regardait l’homme gris avec étonnement.