XXXI

– La vie d’un homme, la vie d’un homme ! murmurait Jefferies avec un accent désolé ; oh ! je n’en ai qu’une à vous offrir. C’est la mienne. Prenez-la… mais sauvez ma fille.

– Tu ne m’as pas compris, dit l’homme gris, suis-moi encore.

Et il le fit redescendre au rez-de-chaussée, dans ce petit salon où Shoking s’était trouvé, quelques jours auparavant, métamorphosé en lord Vilmot.

Auprès de la cheminée pendait un tuyau de caoutchouc qui correspondait avec la chambre de la malade.

L’homme gris approcha de ses lèvres l’embouchure d’ivoire de ce tuyau, et dit :

– Suzannah, descends.

Jefferies était comme un homme privé de raison et se demandait, en regardant l’homme gris, ce que celui-ci voulait dire.

Suzannah descendit.

– Regarde cette femme, dit alors l’homme gris.

– C’est un ange, dit Jefferies, elle a veillé ma pauvre enfant chaque nuit.

– Et depuis huit jours elle a bien pleuré, va.

À ces derniers mots de l’homme gris, Suzannah cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

– Cette femme qui a veillé ton enfant, reprit l’homme gris d’une voix émue et grave, cette femme qui l’a soignée avec le dévouement d’une sœur, faisant taire sa propre douleur, sais-tu qui elle est ?

– Non, balbutia Jefferies.

– Eh bien ! c’était la compagne dévouée, la femme devant Dieu d’un homme que tu as connu, d’un homme qui est mort… et mort par toi…

Jefferies recula, frissonnant.

– C’était la femme de Bulton, acheva l’homme gris.

Et cette fois, le valet du bourreau poussa un cri d’horreur et tomba à genoux.

Jamais peut-être il n’avait compris son infamie comme il la comprenait en ce moment.

– Eh bien ! reprit l’homme gris, cette femme, qui est une sœur pour ta fille, tu n’as pas seulement tué l’homme qu’elle aimait, tu vas faire plus encore…

Jefferies, les cheveux hérissés, regardait tour à tour l’homme gris et Suzannah, et son cœur se remplit d’une ténébreuse épouvante.

– Tu es allé ce matin dans Well close square, reprit l’homme gris.

Jefferies sentit ses cheveux se hérisser.

– Calcraff t’a donné ses ordres…

Pâle comme un mort, Jefferies baissa la tête.

– Tu as emporté de chez lui, avant de venir ici, un paquet recouvert d’une serge verte. Ce paquet renfermait le bonnet noir et la corde…

Un cri sourd s’échappa de la poitrine de Jefferies.

– Demain tu passeras cette corde au cou d’un homme appelé…

Jefferies tremblait de tous ses membres, et en ce moment, il eût voulu mourir, car il pressentait quelque épouvantable révélation.

– Comment s’appelle ce condamné ? dit encore l’homme gris.

– John Colden, murmura Jefferies d’une voix éteinte.

– Eh bien ! demande à Suzannah qui est cet homme ?

Et comme le valet de Calcraff attachait sur Suzannah un regard éperdu :

– C’est mon frère ! dit-elle.

Alors Jefferies se leva tout d’une pièce.

Sa face pâle se colora tout à coup et il s’écria d’une voix vibrante et sauvage :

– Jamais ! jamais ! tuez-moi, si vous voulez, mais je n’aiderai point Calcraff.

– Au contraire, dit l’homme gris, il faut que tu l’aides, il faut que tu sauves John Colden. Si tu veux que ta fille vive, il faut que John Colden vive aussi.

La loi du talion était une loi de mort jusqu’à présent, j’en veux faire une loi de salut.

Jefferies, les cheveux hérissés, les yeux hagards, ne répondait pas.

Il regardait l’homme gris, il semblait se demander comment lui, Jefferies, pouvait faire ce que le lord mayor et tous les aldermen réunis ne pourraient, c’est-à-dire accorder la vie à un homme condamné à mourir.

L’homme gris devina sa pensée.

– Je sais ce que tu vas me dire, fit-il, tu n’es pas la reine et tu ne saurais faire grâce.

– Hélas ! dit Jefferies affolé.

– Tu n’es pas le bourreau, mais son valet… et tu ne passes pas la corde au cou du patient.

– Non, dit encore Jefferies.

Et il paraissait en proie à une sorte de délire.

L’homme gris le prit par la main :

– Calme-toi, dit-il, tâche de retrouver ton sang-froid ; je sauverai ta fille !

– Vous la sauverez !

– Oui, si tu me promets de faire ce que je te demande, et tu vas voir que ce que je te demande est possible.

Jefferies se sentait un peu soulagé, et ce fut avec une sorte d’avidité qu’il leva de nouveau les yeux sur son interlocuteur.

– Écoute-moi bien et réponds-moi nettement, reprit l’homme gris :

Si Calcraff était malade, le remplacerais-tu ?

– Non. On ferait venir l’exécuteur de Manchester ou de Liverpool.

– Sans doute, si on avait le temps. Mais suppose une chose. Il est six heures et demie du matin, l’échafaud est dressé, le peuple s’agite et gronde à l’entour de Newgate. Le condamné est prêt… les draps blancs entre lesquels il doit traverser la cuisine sont tendus, et le malheureux s’achemine vers la fatale porte, soutenu par Calcraff et par le prêtre.

– Eh bien ? demanda Jefferies qui ne comprenait pas.

– Calcraff n’a plus que quelques pas à faire, poursuivit l’homme gris. Tout à coup, il s’arrête, chancelle, et se trouve mal. Aura-t-on le temps d’envoyer chercher le bourreau de Manchester ?

– Oh ! non.

– Alors, c’est toi qui feras la besogne de Calcraff.

– Oui, mais Calcraff se porte bien.

– Qui sait ?

Et, posant de nouveau la main sur l’épaule de Jefferies, l’homme gris ajouta :

– Sans moi, ta fille serait morte depuis huit jours, et cependant elle vivra. Crois-tu donc que je ne puisse faire des choses impossibles en apparence ?

Jefferies le regardait toujours.

– Écoute encore, reprit-il. Ce que je te disais tout à l’heure arrivera. Au dernier moment, Calcraff tombera foudroyé. Alors c’est toi qui le remplaceras.

– Eh bien ! fit Jefferries frémissant, que voulez-vous que je fasse ?

– Tu passeras la corde au cou de John Colden.

– Bon.

– Tu lui enfonceras le bonnet sur les yeux.

– Et puis ?

– Tu feras jouer la trappe et tu le lanceras dans l’éternité.

– Mais, dit Jefferies d’une voix étranglée, et regardant Suzannah qui frissonnait et pleurait, ce n’est point la vie de John Colden que vous me demandez, c’est sa mort.

Un sourire glissa sur les lèvres de l’homme gris.

– Tu porteras la corde, qui doit servir demain à l’exécution, à un endroit que je te désignerai.

Nous nous arrangerons de façon qu’elle ne serre pas trop le cou de John Colden, acheva l’homme gris.

Jefferies continuait à ne pas comprendre.

Mais il commençait à avoir une foi aveugle en cet homme qui disputait si victorieusement sa fille à la mort.

– Je vous obéirai, dit-il. Sur la vie de ma fille, que vous tenez entre vos mains, je vous jure que je serai votre esclave.

– C’est bien. Alors écoute-moi encore. À quelle heure, cette nuit, partiras-tu de chez toi pour aller présider à l’érection de l’échafaud ?

– À minuit.

– Tu auras la corde et les autres instruments du supplice ?

– Oui.

– Eh bien ! entre dans une maison de Farrington street qui porte le n° 189 ; tu monteras au troisième, tu frapperas à la porte de l’escalier et on t’ouvrira. Si tu exécutes de point en point ce que moi ou lord Vilmot te commanderons, John Colden ne mourra pas, et si John Colden ne meurt pas, ta fille sera sauvée.

Jefferies regarda de nouveau Suzannah.

L’Irlandaise ne pleurait plus, et un rayon d’espérance brillait dans ses yeux.

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