XXXII

Jefferies avait donné ses ordres aux sous-aides qui devaient dresser l’échafaud.

Jusqu’au soir il n’avait plus rien à faire.

Il obtint de l’homme gris la permission de rester avec sa fille jusqu’à cinq heures de l’après-midi.

Alors seulement il se retira.

Shoking n’avait pas bougé non plus.

Mais Jefferies parti, l’homme gris le prit à part et lui dit :

– Demain nous allons jouer une grosse partie, mon ami, et il faut tout prévoir.

– Que voulez-vous dire, maître ? demanda Shoking.

– Il peut se faire qu’il m’arrive malheur.

– À vous ? fit Shoking avec effroi.

– Oui, à moi.

– Et comment cela ?

– Je ne sais ; mais j’ai un pressentiment bizarre depuis ce matin.

– Maître !

– Et quand j’aurai sauvé John Colden, il se peut faire que je sois obligé de me cacher pendant quelques jours.

– Ah !

– Or, poursuivit l’homme gris, tu penses bien, mon ami, que je veux tenir la parole que j’ai donnée à Jefferies, du moment où il aura tenu la sienne. Je veux que sa fille vive. Or, si je ne suis pas ici, il faut que tu puisses, sans moi, continuer le traitement que je fais subir à Jérémiah. Je vais donc t’initier à mon secret.

Sur ces mots, l’homme gris conduisit Shoking dans une chambre voisine qu’il avait convertie en laboratoire de chimie. Le réchaud et la boîte à la poudre brune s’y trouvaient.

– Écoute-moi bien, dit alors l’homme gris.

– Parlez, maître.

– Je t’ai dit qu’il y avait en Amérique une vallée dont le séjour guérissait rapidement la phthisie.

– Oui.

– Et que cette guérison devait être attribuée non au climat, mais à certaines émanations résineuses qui se dégagent des arbres qui la couvrent.

– Eh bien ? dit Shoking.

– Ces émanations, poursuivit l’homme gris, je les ai analysées et j’ai constaté en elles un mélange de goudron et d’acide phénique.

Le goudron seul serait impuissant, mais combiné avec l’acide phénique, il obtient un résultat décisif.

– Après ? dit Shoking, qui écoutait attentivement.

– Cette poudre que tu me vois jeter chaque matin et chaque soir dans le réchaud n’est autre chose que le phénol pulvérisé. Tu trouveras ce phénol chez tous les apothicaires.

– Bon !

– Si donc j’étais obligé de m’absenter, ou de me tenir caché pendant quelques jours, si je ne pouvais revenir ici, tu continuerais à brûler du phénol chaque matin et chaque soir dans la chambre de Jérémiah.

– Oui maître, dit Shoking ; et vous croyez que Jérémiah guérira ?

– J’en suis sûr. Maintenant, va prendre tes habits ordinaires, tu redeviens Shoking pour ce soir.

– Est-ce que je vais avec vous ?

– Sans doute.

L’homme gris s’était enveloppé de nouveau de ce grand manteau qui le couvrait de la tête aux pieds.

Une seule personne restait auprès de la malade, c’était Suzannah.

Suzannah vint se jeter aux pieds de l’homme gris.

– Oh ! vous le sauverez, n’est-ce pas ? dit-elle, faisant allusion à John Colden.

– Je tiens toujours ce que j’ai promis, répondit-il.

Shoking et lui s’en allèrent.

L’ombre et le brouillard planaient déjà sur Londres.

L’homme gris monta dans un cab avec Shoking, et indiqua Old Bailey au cocher.

Mais comme le cab traversait Holborn street, l’homme gris souleva la petite trappe, et, paraissant changer d’avis, il fit arrêter le cab à la porte d’un armurier.

– Attends-moi, dit-il à Shoking qui resta dans la voiture.

L’armurier avait sans doute reçu déjà la visite de l’homme gris, car il le salua comme une connaissance.

– Est-ce prêt ? dit le premier.

– Oui, Votre Honneur.

Et l’armurier remit d’abord à l’homme gris une sorte de boule que celui-ci mit dans la poche de son manteau ; puis un autre petit paquet enveloppé dans un morceau d’étoffe.

Et enfin une canne.

Shoking regardait et ne comprenait pas.

L’homme gris, muni de ces objets, remonta dans le cab et dit à Shoking :

– Tu croyais donc que les armuriers ne vendaient que des fusils, des épées et des pistolets ?

– Dame ! fit Shoking.

– Comme tu le vois, fit l’homme gris en souriant, ils vendent aussi des cannes.

– Que voulez-vous donc faire de cette canne ? dit Shoking.

– Tu verras cela demain matin.

Et il cria au cocher :

– Menez-nous dans Old Bailey : vous vous arrêterez à la porte de la maison de banque Harris et Compagnie.

Un quart d’heure après, l’homme gris descendait encore et laissait Shoking dans le cab.

M. Harris, prévenu le matin par un mot jeté à la poste, était resté dans ses bureaux.

Il attendait M. Firmin Bellecombe, ce chirurgien français qui avait des lettres de crédit d’un million.

M. Harris reçut le chirurgien avec empressement.

– Vous m’avez annoncé votre visite, lui dit-il, et je me doute du motif qui vous amène.

– Ah ! vraiment ? dit le prétendu chirurgien.

– C’est demain qu’on pend le condamné irlandais.

– Justement.

– Et il vous serait agréable de voir l’exécution ?

L’homme gris fit un signe de tête affirmatif.

– J’ai tout prévu, dit M. Harris.

L’homme gris s’inclina.

– Venez avec moi, ajouta le banquier.

En même temps il sonna et dit à un garçon de bureau :

– Envoyez-moi M. Smith.

M. Smith était le commis qui, seul, couchait dans les bureaux.

– Mon ami, dit M. Harris en lui montrant le prétendu chirurgien, monsieur est la personne dont je vous ai parlé.

Le jeune homme s’inclina.

– Venez avec nous, continua le banquier.

Et il ouvrit, au fond de son cabinet, une petite porte qui donnait sur un escalier.

Cet escalier conduisait au premier étage de la maison.

M. Smith avait pris une des lampes qui se trouvaient sur le bureau du banquier, et il passa le premier pour éclairer.

Arrivé au premier étage, il poussa une porte et l’homme gris se trouva au seuil d’une chambre spacieuse dans laquelle on avait dressé deux lits.

– Vous coucherez là, dit M. Harris, et je crois bien qu’on n’aura nul besoin de vous réveiller.

– Je ne dormirai pas, dit l’homme gris.

– Mais dussiez-vous dormir, dit M. Harris, le tapage qui se fera dans la rue, deux ou trois heures avant l’exécution, vous réveillera.

Et M. Harris ouvrit la croisée et fit signe à son hôte d’approcher.

– Tenez, voyez-vous ce réverbère ?

– Oui.

– C’est juste au-dessous qu’on dresse l’échafaud.

– Ah ! fort bien, dit l’homme gris.

– Vous n’en serez pas à dix mètres et vous pourrez voir tous les détails de l’exécution.

L’homme gris s’inclina.

– Mon ami, dit encore le banquier, s’adressant à son commis, vous attendrez que monsieur soit rentré pour fermer les portes.

– Oh ! dit le prétendu chirurgien, je reviendrai de bonne heure, entre neuf et dix.

– Et vous aurez raison, ajouta M. Harris, car dès minuit, la rue sera complètement encombrée.

L’homme gris se confondit en remerciements, donna une poignée de main à M. Smith, prit congé de M. Harris et rejoignit Shoking, qui l’attendait toujours dans le cab.

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