XXXIII

– Dans Farringdon street ! ordonna l’homme gris au cocher.

La maison dans laquelle il avait donné rendez-vous à Jefferies se trouvait tout à fait à l’angle de Fleet street et faisait face à la porte de la cité.

– Viens avec moi, dit l’homme gris à Shoking.

Tous deux descendirent de voiture et s’engagèrent dans une allée assez étroite, d’où s’échappait cette odeur nauséabonde qui est particulière aux maisons populeuses.

Ils montèrent au troisième étage, et là l’homme gris, ayant tiré une clef de sa poche, ouvrit une porte et introduisit Shoking dans un petit logement à peu près vide de meubles.

– Chez qui sommes-nous donc ? demanda Shoking, tandis que son compagnon se procurait de la lumière.

– Chez moi, dit l’homme gris en souriant ; j’ai comme ça une douzaine de logis dans Londres, mais comme je les habite rarement, ils sont un peu négligés, comme tu vois.

Shoking ne fit pas d’autre observation.

L’homme gris ferma la porte et poursuivit :

– Sais-tu faire un nœud coulant ?

– Parbleu ! répondit Shoking.

– Eh bien ! essayons…

Et il alla chercher une corde qui était pendue dans un coin de la chambre.

Une corde toute neuve et tout à fait semblable à celle que Jefferies devait emporter de chez Calcraff pour pendre le malheureux John Colden.

– Fais un nœud, dit-il en la tendant à Shoking.

Shoking s’empara de la corde et exécuta le nœud avec une habileté incontestable.

– Tu aurais fait un excellent valet de bourreau, dit l’homme gris en souriant.

Puis il prit l’autre bout de la corde et poursuivit :

– Maintenant, regarde à ton tour.

Et il fit un nœud qui parut à Shoking en tout semblable au sien.

– Vois-tu une différence entre eux ? reprit l’homme gris en pliant la corde en deux, de façon à placer les deux nœuds à côté l’un de l’autre.

– Non, dit Shoking.

– Alors, donne-moi ton poignet.

Shoking présenta son poing fermé.

L’homme gris passa le nœud fait par Shoking autour du poignet en disant :

– Je suppose que c’est ton cou.

Et il tira sur la corde.

– Aïe ! fit Shoking, si c’était mon cou, je serais étranglé déjà.

– Bon ! voyons l’autre, maintenant.

Et dégageant le poignet du premier nœud, il le passa dans le second, c’est-à-dire dans celui qu’il avait fait lui-même.

Puis il tira sur la corde.

Mais, ô miracle ! la corde eut beau serrer le poignet, Shoking n’éprouva aucune souffrance.

– Comprends-tu, maintenant ? dit l’homme gris.

– Ma foi, non ! répondit Shoking.

– C’est pourtant bien simple, je t’assure. Cette corde, qui est d’un bout à l’autre de la même couleur, est cependant composée de deux substances.

– Comment cela ?

– Chanvre d’un côté et caoutchouc de l’autre.

– Après ? fit Shoking.

Eh bien ?

– La corde aura la force de le soutenir un moment en l’air, mais le caoutchouc prêtera assez pour que le poids du corps n’entraîne pas la strangulation immédiate.

– Malheureusement, dit Shoking, ce n’est pas avec cette corde-là…

– Tu te trompes complètement.

– Ah !

– N’ai-je pas dit à Jefferies de venir ici ?

– Sans doute.

– Eh bien ! comme cette corde est de la même épaisseur, de la même longueur et de la même couleur que celle que lui a donnée Calcraff…

– Comment le savez-vous ?

– Je les ai mesurées la nuit dernière, dit l’homme gris.

Et sans vouloir s’expliquer davantage, il ajouta :

– La vie de John Colden est entre tes mains, songes-y bien, car si tu te trompais, ni moi ni Jefferies ne pourrions le sauver.

– Oh ! répondit Shoking, soyez tranquille, je ne me tromperai pas. D’ailleurs, il y a pour cela un excellent moyen.

– Lequel ?

– C’est de laisser le nœud fait du côté du caoutchouc.

– Soit, dit l’homme gris. Ainsi tu as bien compris, quand Jefferies viendra, tu lui donneras cette corde en échange de celle qu’il apportera. À ce prix, je réponds de tout.

– Alors John Colden est sauvé, dit Shoking, car je réponds de tout. Mais que vais-je faire en attendant Jefferies ?

– Rien, tu attendras. Jefferies sera ici à minuit.

– Et quand il sera parti ?

– Tu viendras me rejoindre dans Old Bailey.

– Mais, dit Shoking, ce ne sera pas commode d’arriver dans Old Bailey à minuit.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y aura une foule énorme et compacte qui se pressera aux abords.

Un nouveau sourire arqua la bouche de l’homme gris.

– Ne t’inquiète pas de cela, dit-il.

– Ah ?

– Quand tu seras dans la rue et que tu voudras jouer des coudes pour qu’on te livre passage, tu entendras bien certainement des gens qui parlent le patois irlandais.

– Eh bien !

– Tu frapperas sur l’épaule de l’un d’eux, le premier venu.

– Et puis ?

– Et tu lui feras le signe mystérieux que je t’ai enseigné. Alors bien certainement cet homme te prendra par le bras et la foule s’écartera peu à peu devant vous et tu pourras ainsi arriver jusques à la porte du banquier Harris.

Je serai à la fenêtre, et je descendrai t’ouvrir.

– Est-ce tout ce que vous m’ordonnez, maître ? demanda Shoking.

– Oui, mon garçon. Au revoir…

Et l’homme gris laissa Shoking dans la chambre et redescendit.

Le cab attendait toujours à la porte.

L’homme gris y remonta et dit au cocher :

– Mène-moi au tunnel de la Tamise.

Le cab descendit Farringdon jusqu’à la rue qui longe le fleuve et porte son nom, Thames’street.

C’est une longue artère qui sert, pour ainsi dire, de ceinture au midi, à la cité de Londres, et aboutit à la Poissonnerie.

Là, elle change de nom et s’appelle Saint-George.

Elle contourne les docks et s’enfonce au cœur du Wapping.

Une fois encore, l’homme gris entra dans Old Gravel lane, mais il ne s’arrêta point au public-house de master Wandstoon ; il tourna à gauche et le cab s’arrêta devant l’espèce de tour qui sert d’entrée au tunnel.

Le tunnel est peu fréquenté ; la compagnie qui le possède perd son argent peu à peu, tant les passants sont rares, et les boutiques souterraines qui le bordent se ferment une à une.

Il est rare qu’un gentleman s’aventure dans le tunnel, le soir surtout.

Aussi le préposé à la perception fut-il quelque peu étonné de voir un homme bien mis jeter un penny sur son bureau, se présenter au tourniquet et s’aventurer ensuite dans le gigantesque escalier qui descend au-dessous du fleuve.

Mais l’homme gris ne se préoccupa point de cet étonnement.

Il atteignit la galerie souterraine, allongea le pas et ne mit pas un quart d’heure à atteindre l’autre rive.

Au bout du tunnel est un autre escalier semblable en tous points au premier.

Quand on a gravi cet escalier, on trouve une ruelle, Swan lane, qui conduit à une chapelle.

Autour de cette chapelle est un cimetière.

Ce fut vers cet endroit que se dirigea l’homme gris.

Ce quartier qu’on appelle Rothrill est un des plus misérables de Londres, si misérable que le public-house, cet établissement qui foisonne partout ailleurs, y est rare.

Cependant, il s’en trouve un à l’angle de Swan lane, et tout à fait en face de la chapelle et du cimetière. Et ce fut dans ce public-house que l’homme gris entra.

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