XII COMMENT LE BRAVE M. MIDLER EXHORTAIT SES PÉNITENTS À BIEN MOURIR.

William Dow habitait dans la 6eavenue une jolie petite maison dont l’installation était d’un confortable du meilleur goût. Il vivait là, fort retiré, avec une charmante enfant de seize ans, miss Jane, qui l’appelait « mon ami » et lui témoignait la plus tendre affection.

Que lui était cette jeune fille ? On l’ignorait, et les curieux qui avaient tenté de questionner mistress Vanwright, sa gouvernante, n’étaient guère renseignés, car cette brave et intelligente femme répondait invariablement à toute question de ce genre : « Miss Jane est la fille d’une des parentes éloignées de mon maître ; elle est devenue orpheline et il l’a adoptée. »

Quoi qu’il en fût, miss Jane était une adorable jeune fille, adorable au moral et au physique. Elle eût pu servir de modèle à l’un de ces dessinateurs anglais qui ornent de si ravissantes têtes de femmes les kepseakes de leur pays.

Blonde, svelte sans être frêle, avec une bouche rose et rieuse, de grands yeux bleus, doux et vifs tout à la fois, miss Jane était vraiment jolie à faire rêver le moins poétique des Yankees. Quand on avait éprouvé la bonté de son cœur, la justesse de son esprit, la délicatesse de ses sentiments, il fallait l’adorer.

C’est ce que faisait William Dow, mais comme avec une espèce de réserve, une teinte de mélancolie, une sorte de lutte contre ses entraînements affectueux.

Lorsque miss Jane arrêtait sur lui ses longs et purs regards ; lorsque, le revoyant après l’une de ses fréquentes absences, elle lui sautait au cou, couvrait son front et ses joues de ses baisers naïfs, le grondait doucement de la quitter si souvent, William, dont nous connaissons la force de volonté, avait des pâleurs soudaines et des tressaillements douloureux.

Quand il fixait à la dérobée cette enfant qui souriait à la vie, son front s’assombrissait et ses yeux devenaient humides. On eût dit que miss Jane était pour lui en même temps un bonheur et un remords.

La jeune fille occupait tout le premier étage de la maison. Elle avait là une chambre à coucher coquette et un grand salon parfumé de fleurs et peuplé d’oiseaux. Mistress Vanwright habitait une petite chambre auprès de l’appartement de son élève.

William Dow s’était réservé le rez-de-chaussée, dont la pièce principale était son cabinet de travail. Il y recevait le chef de la police, le capitaine Young et quelques rares amis, mais il y passait le plus souvent de longues heures dans la solitude, n’ayant pour compagnons que les livres qui composaient sa bibliothèque.

Il arrivait parfois à miss Jane de venir arracher son ami à ses travaux, et il s’empressait alors de sourire pour éloigner de sa fille tant aimée le moindre souci.

De temps en temps ils sortaient ensemble, soit à cheval, soit à pied, et il complétait son éducation, pendant ces promenades, en abordant toujours avec la jeune Américaine des conversations intéressantes et instructives.

Il s’était fait, en un mot, entre ces deux êtres qu’un événement mystérieux avait réunis, une intimité toute d’admiration et d’amour de la part de l’enfant, toute de protection et de devoir de la part de l’homme.

– Que vous êtes savant, mon ami ! s’écriait Jane, lorsque, de sa parole nette et précise, son professeur lui avait expliqué quelque phénomène physique ou quelque point d’histoire controversé.

Et William Dow alors, détournant la tête, rougissait comme si ce compliment éveillait en son esprit un douloureux souvenir.

Bien que tenue soigneusement à l’écart des curiosités malsaines, miss Jane avait appris comme tout New-York l’histoire de la femme noyée, l’arrestation de James Gobson et son renvoi devant la cour criminelle. Aussi attendait-elle impatiemment William, et lorsqu’elle l’entendit rentrer – en quittant le capitaine Young, il avait repris le chemin de sa maison – s’élança-t-elle au-devant de lui pour avoir bien vite des nouvelles.

– Avouez que c’était justice ! dit le détective. Le misérable est condamné à mort.

La jeune fille, dans la bonté de son cœur, ne put retenir un cri de pitié, et, sans doute, elle allait demander quelques détails, mais William Dow mit adroitement la conversation sur un autre terrain, et miss Jane n’insista pas.

Dans la ville, on le comprend, il ne fut question, au contraire, pendant toute la soirée, que de la condamnation de James Gobson ; et le lendemain, lorsque les journaux reproduisirent les débats, il se forma immédiatement, comme à l’audience, deux courants opposés.

La majorité trouvait la chose bien jugée ; la minorité tenait pour les explications de l’avocat Macready, c’est-à-dire pour l’innocence du condamné ou, tout au moins, pour le doute dont il aurait dû bénéficier.

Mais, comme James Gobson n’était ni républicain, ni démocrate, ni conservateur, ni progressiste, ni esclavagiste, ni abolitionniste, ni sécessionniste, ni quaker, ni presbytérien, ni méthodiste, ni anglican, ni mormon ; qu’il n’appartenait enfin à aucun clan politique, à aucune secte religieuse, à aucune petite église, et que personne, en conséquence, n’avait un intérêt direct, par esprit de parti, à se faire son défenseur, l’émotion se calma rapidement, quitte à se réveiller la veille de l’exécution.

Pendant ce temps-là, Mary, adjointe au gardien de l’hôtel abandonné, dressait un inventaire de la garde-robe de la malheureuse miss Ada, et le condamné passait assez bravement les derniers jours qui lui avaient été accordés par l’honorable président Douglas.

– C’est un pensionnaire fort agréable, disait M. Peters, le directeur de la prison des Tumbs ; ce James Gobson a reçu une excellente éducation ; je le visite très volontiers. Les choses se passeront fort tranquillement entre master Meyer et lui !

Et l’aimable M. Peters souriait en faisant cette plaisanterie lugubre, puisque ce Meyer, ainsi que nous l’avons dit, était l’exécuteur des hautes-œuvres pour l’État de New-York.

C’était un petit homme de quarante-cinq ans, très brun, avec des yeux noirs et un grand nez, un peu bossu, extrêmement bavard, cumulant ses fonctions de bourreau avec celles de saigneur et poseur de ventouses, prétentieux, médecin par occasion et juif, ainsi que l’indique son nom, comme le sont d’ailleurs presque tous les exécuteurs aux États-Unis ; cela tout simplement parce que la masse des citoyens du Nord-Amérique est fort religieuse et que l’Église réformée défend de tuer son prochain sans provocation.

Master Meyer était de plus un novateur, un progressiste. Il rêvait d’abandonner la routine, d’inventer un nouveau moyen d’exécution, et il y réussit, ce qui lui valut sa révocation peu de temps après l’époque où nous sommes.

Chargé d’envoyer dans l’autre monde un coquin Irlandais du nom de Ryan, il imagina d’inaugurer en cette circonstance un instrument de mort de sa façon. Il remplaçait la pendaison par la strangulation, strangulation rapide, instantanée. Meyer, pour un rien, eût ajouté : et nullement douloureuse.

Les autorités et les principaux médecins de New-York voulurent assister à l’opération.

Au pied d’un poteau, il y avait un siège sur lequel le condamné fut placé, le bonnet noir rabattu sur les yeux. Meyer lui passa au cou une petite corde dont l’extrémité disparaissait dans une rainure du poteau ; il poussa un ressort, et un poids énorme, entraînant la corde, la serra brusquement autour de la gorge du patient.

Cela tenait tout à la fois, on le voit, du garrot espagnol et de la guillotine ; seulement, comme le poids était trop considérable et la corde trop mince, celle-ci, au lieu d’étrangler Ryan, déchira ses chairs, et la tête de l’infortuné roula sur la plate-forme de l’échafaud.

C’est après cette horrible décapitation que master Meyer fut remercié ; mais, au moment où se passe ce récit, il exerçait encore. C’était à lui que James Gobson devait avoir affaire dans fort peu de jours.

Eu attendant ce vilain quart d’heure, le prisonnier paraissait prendre assez philosophiquement les choses. Quand le digne M. Midler, le révérend méthodiste qui était chargé de préparer les condamnés à la mort, venait lui rendre visite, James le priait poliment de le laisser tranquille, puis il offrait au brave homme, aux lieu et place d’un entretien religieux, un verre de sherry qu’il acceptait toujours.

Ce pasteur était un de ces types originaux qu’on rencontre assez fréquemment parmi les ministres de l’Église anglicane, où le libre examen a donné naissance à tant de sectes diverses, depuis celle des farouches puritains jusqu’à celle des pacifiques quakers, depuis ce qu’il y a de plus élevé en matière religieuse jusqu’à ce que l’orgueil et la sottise peuvent enfanter de plus ridicule.

M. Midler n’appartenait à aucun de ces extrêmes. C’était un brave homme, doux, indulgent, d’une intelligence ordinaire, et d’un excellent estomac ; ce qui lui faisait oublier parfois l’un des préceptes fondamentaux de la secte à laquelle il appartenait : donner l’exemple du jeûne. Il aimait la bonne chère et les bons vins, ce qui lui profitait, car il était frais et dodu, rose et souriant.

À part cela, le révérend Midler remplissait exactement ses fonctions, qui consistaient – c’est encore une des lois de l’Église des méthodistes – à visiter les prisonniers et à accompagner les condamnés jusqu’au seuil de l’éternité. Tel était le consolateur que James Gobson recevait poliment, mais dont il repoussait philosophiquement les saintes exhortations.

Cependant, lorsqu’une semaine se fut écoulée, le condamné perdit un peu de son calme ; par moments, il parut ne réprimer qu’avec effort des mouvements de colère, et quand M. Mortimer, le sheriff, qui devait assister à son exécution, vint le voir la veille du jour fatal, il se leva et s’en fut droit à lui.

L’honorable magistrat put croire un instant que le prisonnier allait lui faire quelque révélation importante.

Mais, comme s’il eût eu honte de sa faiblesse, James Gobson reprit brusquement sa physionomie ordinaire et se contenta de demander à son visiteur :

– C’est pour demain, n’est-ce pas ?

– Oui, pour demain à neuf heures du matin, répondit le sheriff, et je viens vous offrir mon intermédiaire dans le cas où vous auriez quelques dispositions légales à prendre ou quelques papiers à faire remettre à votre famille.

– Je vous suis reconnaissant ; vous trouverez mon testament dans ma poche ; il renferme mes dernières volontés.

– Vous n’avez rien autre à me dire ?

– Rien ; si ce n’est, chose bien inutile, à protester encore une dernière fois de mon innocence.

– Désirez-vous recevoir la visite du pasteur Midler ?

– Demain matin, certes. Le digne chapelain m’aidera dabord à terminer la bouteille d’excellent whisky que M. le directeur a bien voulu m’envoyer ; de plus, lorsqu’on a une route désagréable à faire, il est toujours bon d’être accompagné et encouragé, aussi longtemps que possible, par un brave homme.

Comprenant qu’il n’obtiendrait rien du condamné, M. Mortimer lui souhaita bon courage et sortit.

James Gobson, lui, retourna auprès de sa table et s’y accouda en cachant entre ses mains son visage qui était devenu fort pâle. Si le sheriff avait pu le voir, il aurait compris qu’il y avait plus de fanfaronnade que de vrai courage dans l’attitude de l’ex-mari de miss Ada. On eût dit que, soutenu jusqu’alors par une espérance chimérique, elle venait de lui être enlevée tout à fait.

Cependant, il dîna comme d’habitude, passa la nuit sans se plaindre, et, le lendemain, vers sept heures, lorsque M. Midler pénétra près de lui, il ne manifesta aucune émotion. Or, il ne lui restait plus que deux heures à vivre.

James Gobson avait cette conviction et il écoutait les exhortations religieuses du pasteur méthodiste avec plus de recueillement que celui-ci ne l’avait espéré, lorsque tout à coup la porte de la cellule s’ouvrit pour livrer passage au directeur de la prison qu’accompagnaient MM. Mortimer et Davis.

Le condamné pâlit légèrement ; mais reprenant brusquement cet énergique empire sur lui-même dont il avait déjà donné tant de preuves, il leur dit d’une voix ferme et en tirant sa montre de sa poche :

– Mais, messieurs, vous êtes en avance : il est huit heures à peine et l’arrêt qui me condamne ne doit être exécuté qu’à neuf heures.

– Vous ne serez pas pendu aujourd’hui, James Gobson, répondit le sheriff.

– Pourquoi donc ? S’est-il produit soudain quelque preuve de mon innocence ? Il était temps !

– Non, mais il est arrivé un accident grave à Meyer.

– Meyer ? Ah ! je sais.

– Il s’est cassé la jambe, il y a un instant.

– Le pauvre homme !

– Comme son aide est un jeune homme inexpérimenté, j’ai dû télégraphier à Washington pour que le collègue de Meyer me fût envoyé. Or, il ne peut arriver que ce soir.

– Alors ce sera pour demain ?

– Ce sera pour demain.

Et saluant le prisonnier ainsi que le pasteur, les fonctionnaires sortirent de la cellule.

– Si nous continuions notre entretien ? dit, après leur départ, le révérend à James Gobson.

– Non, répondit vivement celui-ci, dont la physionomie avait retrouvé subitement toute son expression sceptique, non, monsieur Midler, nous le reprendrons demain matin seulement, si vous le voulez bien. Je me suis levé aujourd’hui plus tôt que de coutume et toutes ces émotions successives m’ont creusé l’estomac. Voulez-vous me faire l’honneur de déjeuner avec moi ? J’ai là deux bouteilles de porto exquis que je n’espérais pas boire ; nous les viderons ensemble. Je vous promets de vous écouter en mangeant. Nous fortifierons en même temps l’âme et le corps.

– Soit, monsieur Gobson, soupira le digne ministre un peu scandalisé de la plaisanterie, mais évidemment touché de la proposition. J’ai mission de rester près de vous jusqu’à…

– Jusqu’à la corde. Eh bien ! puisque l’accident arrivé à master Meyer me donne vingt-quatre heures de plus, déjeunons.

James Gobson avait appelé le gardien à l’aide du mécanisme qui permet à tout prisonnier de communiquer avec le dehors, et il lui commanda de faire apporter un jambon, quelques viandes froides et du chester.

En Amérique, ainsi qu’en France, on accorde volontiers au condamné à mort tout ce qu’il désire, sauf la liberté et la vie. D’ailleurs, comme l’ex-mari de miss Ada payait généreusement, moins d’un quart d’heure plus tard il était servi.

Le bon M. Midler s’assit en face de son étrange pénitent.

– À votre santé, lui dit ce dernier, après avoir rempli le verre de l’excellent homme.

– Au salut de votre âme, répondit le pasteur, avec une véritable onction.

Et levant les yeux au ciel, il dégusta religieusement le porto, puis attaqua bravement le perdreau à la glace que son hôte avait placé devant lui.

James Gobson s’escrimait de son côté ; le silence s’était fait momentanément entre les deux convives.

William Dow lui-même eût été émerveillé de la philosophie et du sang-froid de celui qu’il avait fait arrêter, et M. Davis, à la vue du calme de son condamné, se fût rappelé ses premiers doutes, doutes que les débats, il est vrai, avaient chassés rapidement de son esprit.

Son perdreau disparu et son verre vidé une seconde fois, le méthodiste se renversa en arrière en poussant un gros soupir.

– Qu’avez-vous donc, mon révérend ? lui demanda affectueusement le prisonnier.

– Quel malheur ! répondit M. Midler, que je ne vous aie pas connu plus tôt ; je vous aurais certes arrêté par mes conseils dans la voie où vous êtes entré.

– Croyez que je ne le regrette pas moins que vous. Une tranche de ce jambon ?

– Il a fort bonne mine. Résister à ses penchants ! Tout est là, monsieur Gobson. Ce jambon est excellent.

– Il vient d’York et fait trouver le vin meilleur encore.

– Le vôtre est délicieux. Nous sommes tous prédestinés à la félicité éternelle, et…

– Un verre de porto ?

– Volontiers. Et ce sont les premières concessions que nous faisons à nos passions, à nos goûts, qui nous entraînent, mais…

– Un peu de ce chester, c’est un digestif parfait.

– Oui, les gourmets en font grand cas. Mais si notre misérable nature nous fait tomber, Dieu rend la foi justifiante et la conversion a lieu instantanément…

– Aimez-vous le café ?

– Je le considère comme le complément indispensable de tous les repas.

– Je n’ai pas omis d’en demander. Tenez, on dirait que mon gardien n’attendait que le moment de nous le faire apporter.

En effet, le domestique attaché au service du prisonnier entrait au même moment dans la cellule avec un plateau.

Il le mit sur la table et sortit.

James Gobson remplit la tasse du digne M. Midler, qui le remercia d’un coup d’œil attendri.

– Fumez-vous ? lui demanda le condamné.

– Non, merci, répondit le ministre ; mistress Midler ne me le permet pas.

– Mais la fumée ne vous incommode pas ?

– En aucune façon. Que disais-je donc ?

– Que Dieu rend la foi justifiante et que la conversion a lieu instantanément.

– Ah ! oui. Il y a plaisir à vous exhorter.

– Parlez, monsieur le pasteur, parlez, je vous écoute avec la plus respectueuse attention ; mais ne laissez pas refroidir votre café. Il faut le prendre brûlant ou glacé ; sans quoi, c’est une boisson détestable.

– Vous avez raison.

Et tout en buvant à petites gorgées, le brave Midler reprit :

– La conversion est instantanée… la force miraculeuse de Dieu opère toujours… l’âme s’élève, et s’il nous reste un compte à régler avec les hommes… la grâce nous rend dignes de cette félicité éternelle pour laquelle nous sommes tous prédestinés.

Mais Gobson ne l’écoutait plus, si tant est qu’il l’eût jamais écouté sérieusement. Le dossier de sa chaise renversé contre la muraille, et lui renversé sur sa chaise, il envoyait flegmatiquement au plafond les spirales de fumée de son cigare, pendant que son prédicateur, subissant l’influence de la digestion, baissait de plus en plus la voix, fermait doucement les paupières, croisait dévotement les bras sur sa poitrine et s’assoupissait dans sa sieste accoutumée en murmurant :

– Excellent porto… la grâce instantanée… jambon d’York… félicité éternelle !

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