XIII OÙ MIRACULEUSEMENT, JAMES GOBSON ÉCHAPPE À LA POTENCE ET L’HONORABLE CORONER DAVIS AUX REMORDS.

Par une coïncidence étrange, pendant que se passait aux Tumbs cette scène qui peint exactement les mœurs américaines, on faisait l’inventaire du mobilier et de la garde-robe de miss Ada.

Le propriétaire de l’hôtel de la 23erue voulant rentrer en possession de son immeuble, la justice avait décidé que tout ce qui avait appartenu à la malheureuse femme serait vendu, et que la somme provenant de cette vente serait tenue pendant trois ans à la disposition des héritiers. Ce délai expiré, cet argent serait versé dans les caisses de l’État.

Le greffier de M. Mortimer, le sheriff, présidait à cet inventaire. Mary, qui, nous l’avons dit, avait été adjointe au gardien de la maison, aidait ces messieurs.

Ils venaient de quitter le salon pour passer dans la chambre à coucher et la jeune fille énumérait, avec des sanglots dans la voix, chacun des objets que le secrétaire de la justice de paix inscrivait sur son interminable liste, lorsque les opérateurs entendirent une voiture qui s’arrêtait devant la porte de la maison.

– M. le sheriff, sans doute, dit le greffier à Mary ; il faudrait aller lui ouvrir.

– Le gardien est en bas, répondit la femme de chambre.

– Alors, hâtons-nous.

Mais la jeune fille, qui venait de tirer de l’une des armoires un paquet de dentelles, resta tout à coup immobile et son visage se couvrit d’une affreuse pâleur.

Elle entendait dans le vestibule, et le greffier ainsi que son secrétaire l’entendaient comme elle, une voix de femme dont le timbre s’élevait irrité.

Puis, des pas précipités retentirent dans le salon, la porte de la chambre à coucher s’ouvrit brusquement, une femme apparut, et Mary, l’œil hagard, jeta un cri épouvantable en s’appuyant contre un meuble pour ne pas tomber.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda la nouvelle venue en interrogeant également du regard chacun des acteurs de cette scène.

– Madame ! miss Ada ! balbutia la servante.

– Miss Ada ! répéta le greffier en bondissant du fauteuil où il était étendu.

– Eh bien, oui ! miss Ada, dit la jeune femme. Est-ce que vous êtes tous fous ! Et toi, l’es-tu donc plus encore que les autres ?

En disant ces mots, elle s’était avancée rapidement vers Mary, qui se jeta dans ses bras en s’écriant :

– Je disais bien qu’elle n’était pas morte !

– Comment, morte ?

– Mais oui, morte ! reprit le greffier à son tour ; on a pendu votre assassin ce matin.

– Mon assassin ?

– Oui, James Gobson.

– James Gobson, mon ancien mari ?

– Lui-même, qui vous a tuée et jetée à l’eau, il y a trois mois.

– Tuée, jetée à l’eau ! À moins que ce ne soit une odieuse plaisanterie que vous faites là, messieurs, c’est épouvantable ! Viens ; Mary, courons.

– Oh ! il est trop tard, observa le sheriff : Master Meyer doit avoir fini sa besogne. C’était pour neuf heures, aux Tumbs, comme de coutume.

L’Américaine jeta un cri d’horreur et s’affaissa sur un siège ; mais elle se releva aussitôt pour s’élancer dans l’escalier et, de là, dans la rue.

Sans prendre le temps de mettre un chapeau et un châle, Mary la suivit.

La voiture qui avait amené la voyageuse l’attendait sur le pas de la porte ; elles y montèrent toutes deux en ordonnant au cocher de les conduire à la prison. Le cheval partit au galop.

Mais au moment où, une demi-heure plus tard, elles arrivaient sur la grande place dont les Tumbs occupent un des deux côtés, la voiture se trouva en présence d’une foule si compacte qu’elle dut s’arrêter.

– Impossible d’aller plus loin, dit le cocher.

Mary sauta à terre. Elle venait d’apercevoir le capitaine Young qui s’efforçait, avec l’aide de ses agents, de dissiper les curieux.

– Capitaine, lui cria-t-elle, au nom de Dieu, laissez-nous passer !

– Serait-il trop tard ? Oh ! ces gens m’épouvantent ! Je vous en prie, monsieur, supplia à son tour la jeune femme qui avait rejoint sa domestique.

– Quoi, trop tard ? demanda le chef des détectives de sa voix rude en s’avançant vers ses interlocutrices. Que voulez-vous ? Il n’y a pas d’exécution aujourd’hui.

– Comment, pas d’exécution ? s’écrièrent en même temps la maîtresse et la servante. James Gobson vit encore !

– C’est remis à demain.

– Dieu soit loué ! dit la camériste avec un soupir de soulagement.

– Dieu soit loué ! Qu’est-ce que cela vous fait ? reprit Young.

– Ce que cela nous fait, capitaine ? répondit Mary ; voici miss Ada !

– Miss Ada ! exclama le détective.

Et après avoir regardé attentivement celle qu’on lui désignait, il ajouta :

– My God ! miss Ada ! my God !

La stupeur ne lui permettant pas d’en dire plus long, il entraîna les deux femmes dont la foule se rapprochait, car les plus voisins d’entre les curieux avaient entendu les quelques mots qui venaient d’être échangés, et ils les répétaient tout haut en se montrant la jeune femme.

Les agents livrèrent passage à leur chef qui, après avoir donné un ordre à l’un de ses hommes, introduisit immédiatement la maîtresse et la camériste dans le préau de la prison, puis, de là, dans le cabinet du directeur.

M. Peters, qui était courbé sur son bureau, leva la tête à l’entrée bruyante du capitaine, et à la vue de ses deux protégées, ne comprenant rien à cette visite inattendue, il ouvrit de grands yeux.

– Miss Ada Ricard ! dit l’officier.

L’intrépide Young n’était pas encore assez remis de sa stupéfaction pour prononcer d’autres mots.

– Miss Ada Ricard ! redit le fonctionnaire en se levant brusquement, la femme de…

– Elle-même, monsieur, affirma la visiteuse ; la femme divorcée de ce malheureux James Gobson qui a failli payer ce matin de sa vie une épouvantable erreur.

M. Peters ne fit qu’un bond vers celle qui venait de lui parler ainsi et, la reconnaissant immédiatement, il ne trouva pas une expression pour rendre son étonnement. Ses regards affolés allaient de l’Américaine au chef des détectives, qui répétait :

– My God, my God ! Quelle aventure ! je l’avais bien dit à M. Dow !

– Il faut prévenir immédiatement MM. Kelly et Mortimer, dit enfin au capitaine M. Peters lorsqu’il fut un peu revenu à lui.

– J’ai envoyé de suite un de mes agents à l’office central, répondit Young.

– En attendant, messieurs, est-ce que miss Ada ne pourrait pas voir M. Gobson ? demanda la jeune fille.

– Ce serait une cruauté, ajouta sa maîtresse, que de le laisser plus longtemps dans l’horrible situation où il se trouve.

– Vous avez raison, madame, fit le directeur en se dirigeant vers la porte. Je n’ai d’ailleurs le droit de refuser aucune visite au condamné ! Quel scandale ! Venez. Accompagnez-nous, capitaine.

Et, passant le premier, M. Peters traversa le greffe pour gagner la partie de la prison ou se trouvait la cellule des condamnés à mort.

Le brave fonctionnaire allait si vite, hochant la tête et gesticulant, que les deux femmes avaient peine à le suivre.

Quant au capitaine Young, qui fermait la marche, grâce à sa construction d’échassier, il ouvrait seulement les jambes un peu plus que de coutume et murmurait :

– Ah ! voilà pour l’ami Dow une triste histoire.

Ils gagnèrent ainsi presqu’en courant le couloir sur lequel ouvrait la cellule de James Gobson.

Lorsqu’il en eut atteint la porte, le directeur se la fit ouvrir par le gardien qui s’était immédiatement approché de lui, et il se précipita à l’intérieur.

Le prisonnier était toujours dans la position où nous l’avons laissé. Renversé sur sa chaise, il terminait son second cigare, et le digne M. Midler, qui était à peu près réveillé, psalmodiait avec tendresse :

– Oui, mon cher monsieur Gobson, une seconde de repentir de la part du pécheur suffit pour racheter ses fautes, et…

Mais l’entrée subite de M. Peters coupa la parole au brave méthodiste, et lorsqu’il aperçut les deux femmes qui accompagnaient le directeur, il se frotta les yeux, s’imaginant peut-être qu’il dormait encore.

Quant à James Gobson, à la vue des visiteurs, sa physionomie trahit plus vivement qu’elle ne l’avait fait depuis sa condamnation une émotion violente ; mais, par un énergique effort de volonté, il ne fit pas un geste, ne poussa pas un cri, et, après avoir fixé un instant la jeune femme, il se retourna vers son convive en lui disant d’une voix parfaitement calme :

– Cher monsieur Midler, permettez-moi de vous présenter l’ex-mistress Gobson, miss Ada Ricard, ma malheureuse victime !

Le révérend ne pensa plus qu’il dormait, il crut qu’il devenait fou.

– Pardonnez-moi, James, cet horrible malheur dont, involontairement, j’ai failli être cause, dit alors celle que le prisonnier n’avait pas hésité à reconnaître. Heureusement que je viens à temps.

– Si master Meyer ne s’était pas cassé la jambe, vous seriez arrivée trop tard, répondit le condamné sèchement.

– Je vous en prie, pardonnez-moi, supplia la jeune femme en s’approchant de Gobson et en lui tendant la main.

– Ma foi, oui, je vous pardonne, puisque vous voilà !

Et, se levant, il prit dans les siennes et serra affectueusement les mains de celle qui lui sauvait la vie.

Au même instant, le capitaine Young livrait respectueusement passage à un nouvel arrivant.

C’était M. Mortimer, que l’envoyé du chef des détectives avait rencontré à quelques pas de la prison. L’honorable sheriff était fort pâle, et c’est en balbutiant qu’il demanda à la jolie Américaine :

– Vous êtes miss Ada Ricard ?

– Je le pense, monsieur, répondit celle-ci en souriant.

S’il avait voulu appeler à son aide, pour cette constatation d’identité, un des détails si connus de l’ex-mistress Gobson, détail signalé par le docteur O’Nell dans son rapport d’autopsie, le magistrat eût aperçu, à travers ce sourire, le léger vide qui existait dans la superbe denture de la jeune femme ; mais il n’y pensait guère ; le doute même ne lui était pas permis.

– Vous arrivez bien à point, madame, reprit-il, pour empêcher un irréparable malheur ; en attendant que la justice ait avisé, veuillez, je vous prie, nous expliquer votre longue absence.

– Volontiers, monsieur ; mais pas ici, fit-elle en rougissant.

M. Mortimer comprit que celle dont tout New-York connaissait les mœurs légères avait peut-être à faire quelque révélation difficile, et il l’invita à le suivre jusqu’au greffe.

– Je suis tout à vos ordres, monsieur, dit miss Ada ; mais, James Gobson, qu’allez-vous en faire ? Nous n’allons pas le laisser ici ?

– Oh ! je ne m’ennuie pas du tout dans la société du digne M. Midler, observa le condamné avec un sourire à l’adresse de son consolateur.

Le bon méthodiste ne remercia que par une profonde inclinaison de tête. Il ne savait plus du tout où il en était.

– Madame, dit le sheriff, je ne puis donner aucun ordre à propos du prisonnier.

– Je le conçois, la loi n’a pas prévu mon cas, interrompit James.

– Il faut, poursuivit le magistrat, que le jugement de condamnation soit revisé, mais j’estime que James Gobson pourra être mis en liberté immédiate sous caution.

– Quelque somme qui sera fixée, je la débourserai, dit vivement la jeune femme ; c’est le moins que je puisse faire pour un homme auquel mon absence a failli coûter la vie. À bientôt, James, je l’espère. Viens, Mary.

En disant ces mots, l’ex-mistress Gobson s’était dirigée vers le couloir où M. Mortimer l’attendait. Quant au prisonnier, il avait tendu la main au pasteur en lui disant :

– Cela ne m’empêche pas de vous être tout reconnaissant de vos saintes exhortations, mon révérend ; mais, c’est égal, vous ne vous attendiez pas à ce qui vient de se passer ; ni moi non plus, d’ailleurs. Si nous terminions notre entretien spirituel par un verre de brandy ?

– Les desseins de Dieu sont impénétrables, cher monsieur Gobson, répondit dévotement le brave homme en tendant son verre ; mais gardez toujours le souvenir du danger que vous avez couru, bien certainement pour la punition de vos erreurs.

– Oh ! je ne l’oublierai jamais. À ma résurrection et à votre santé !

En trinquant avec M. Midler, le condamné reprit sur son siège cette position essentiellement américaine dans laquelle l’avait surpris sa libératrice.

Celle-ci, pendant ce temps-là, disait à M. Mortimer, avec qui le directeur l’avait laissée seule dans son bureau :

– À moins qu’il ne soit indispensable de faire autrement, je préférerais beaucoup, monsieur, ne pas avouer les motifs de mon voyage, car ce récit me forcerait à nommer quelqu’un qui désire vivement rester inconnu. Qu’il vous suffise de savoir que cet enlèvement, mis sur le compte de mes assassins, était chose concertée à l’avance, et que j’ai passé les deux mois et demi qui se sont écoulés depuis cette époque en partie en mer et en partie à la Havane. Le seul point intéressant pour la justice est que me voilà, vivante et bien vivante. Le reste est de la vie privée, et personne n’a le droit de m’en demander compte, puisque je ne suis pas ou plutôt ne suis plus mariée.

– Vous avez raison, madame, répondit le sheriff : vous avouerez cependant que cela est bien extraordinaire.

– Ce qui l’est plus encore, c’est votre singulière erreur.

– L’erreur a été générale !

– Non pas, puisque ni M. Gobson ni Mary ne m’avaient reconnue dans cette malheureuse femme.

– Vous verrez le moulage qui en a été fait, et vous même serez stupéfaite.

– M. Saunders n’aurait pas dû s’y méprendre.

– M. Saunders ? Il est à peu près fou. Nous n’avons pu rien en tirer.

– Le pauvre homme ! Cette nouvelle me peine vraiment.

– Il s’accusait lui-même de votre mort. À le croire, il vous avait tuée !

– Lui !

– Autant du moins qu’il était possible de le comprendre.

– Mais, tout d’abord, j’espère que vous allez me laisser rentrer chez moi.

– Sans aucun doute. J’ai fait prévenir M. Davis, le coroner de votre quartier. Dans un instant il sera ici et nous remplirons de suite les formalités nécessaires.

M. Mortimer ne croyait pas si bien dire, car au même moment la porte du bureau s’ouvrit pour laisser passer MM. Kelly et Davis.

Chez chacun des deux magistrats, l’émotion se traduisait selon leur tempérament respectif.

Le gros chef de la police était rouge et congestionné ; le coroner était d’une pâleur livide.

Après avoir fixé pendant quelques secondes le charmant visage de la jeune femme, ils échangèrent des regards désespérés. Il n’y avait plus à en douter, c’était pour tous deux le ridicule.

M. Davis, dont l’esprit élevé ne voyait que l’erreur commise, se demandait avec épouvante ce que serait devenu son honneur de magistrat si l’absente ne s’était pas présentée à temps. Il n’aurait certes pas supporté cette honte.

M. Kelly, plus positif, ne voyait dans tout cet étrange événement qu’un échec de nature à entraver singulièrement sa carrière politique.

Lorsque, un peu remis, les deux fonctionnaires interrogèrent miss Ada, elle leur fit le récit qu’elle avait déjà fait à M. Mortimer.

– C’est fort bien, madame, lui répondit le chef de la police, en domptant avec peine sa colère ; mais vous auriez pu vous dispenser d’exécuter ce voyage mystérieux. Que diable ! personne ne pouvait s’opposer à votre départ. Vous étiez bien libre de remplacer ce stupide Saunders comme vous avez remplacé Cornhill ! By God, qui peut être cette femme qui vous ressemblait tant ? Elle était même encore plus jolie que vous ! On lui avait donc aussi cassé une dent et déchiré une oreille tout exprès, à celle-là ; car vous avez une dent de moins et une cicatrice à l’oreille droite !

L’énorme Kelly était si furieux que, peu galant d’ordinaire, il devenait grossier.

Pour toute réponse à ces questions brutales, celle à laquelle il s’adressait lui envoya un gracieux sourire qui découvrit l’écrin où il manquait une perle, et, s’approchant de lui, elle souleva d’un doigt mignon le gros diamant sous lequel se cachait la petite cicatrice qu’elle avait à son oreille rose et délicieusement ourlée.

Tout cela avait été si coquettement fait que le bourru fonctionnaire ne put s’empêcher de murmurer :

– Par saint Georges, c’est une superbe fille !

Puis il ajouta en s’adressant à Young, qui assistait muet à cette scène bizarre :

– Capitaine, vous allez, avec M. le sheriff, reconduire madame chez elle et la remettre en possession de son hôtel. Vous viendrez ensuite me rejoindre à l’office central et vous ferez prévenir M. William Dow. Pour cette fois, il a été moins malin que tout le monde. Sa maladresse me coûtera peut-être cher.

Ne jugeant pas prudent de défendre son ami, le chef des détectives salua militairement et, montrant le chemin à miss Ada qui avait pris le bras de Mary, il sortit avec elles de la prison.

Sur la place, la foule était immense ; elle savait déjà l’erreur commise par la justice, erreur qui eût été irréparable sans l’accident arrivé à l’exécuteur des hautes-œuvres, et ce fut avec des hurrahs enthousiastes qu’elle accueillit la jeune femme.

Si le capitaine n’avait pas tenu à distance les plus exaltés par ses agents, ils auraient certainement dételé les chevaux de la voiture dans laquelle il avait pris place en compagnie de M. Mortimer, de miss Ada et de Mary.

Se doutant bien qu’une réception toute différente l’attendait, M. Kelly s’était empressé de prendre un autre chemin avec M. Davis :

– Dieu soit loué ! dit le coroner, en franchissant le seuil des Tumbs ; je ne me serais pas pardonné cette erreur.

– Par saint Georges, moi, soupira le chef de la police, ce que je crains, c’est que mes électeurs ne me la pardonnent pas. Que le diable emporte William Dow !

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