Chapitre II

Le ministre Herhor chargea immédiatement un de ses lieutenants de remplacer Eunane à la tête de l’avant-garde. Puis il fit descendre dans le ravin les machines de guerre qui devaient escorter les soldats grecs. Les chars et les litières des officiers partirent en dernier lieu.

Pendant que Herhor donnait ces ordres, son porteur d’éventail s’approcha du scribe Pentuer et lui dit à voix basse :

– Je crois qu’on ne pourra plus jamais emprunter cette route…

– Pourquoi donc ? demanda le jeune prêtre. Nous n’avons pu continuer simplement parce que deux scarabées sacrés nous barraient le chemin, il aurait pu nous arriver malheur.

– De toute façon, le malheur est sur nous. Tu as vu comme le prince s’est mis en colère contre le ministre ? Or, notre maître n’est pas de ceux qui oublient…

– Ce n’est pas le prince qui s’est irrité contre notre maître mais notre maître qui a blâmé le prince, répondit Pentuer. Et il a bien fait, car l’héritier du trône se croit déjà un autre Ménès…

– Ou Ramsès le Grand ? dit le porteur d’éventail.

– Ramsès le Grand obéissait aux dieux, ce qui a valu à son nom de figurer dans les inscriptions des temples. Par contre, Ménès, le premier pharaon d’Égypte, a troublé l’ordre établi et il doit à la seule bonté des prêtres de ne pas avoir sombré dans l’oubli…

– Pentuer, mon ami, tu es un sage, dit son compagnon. Aussi, tu devrais savoir qu’il nous est indifférent d’avoir dix maîtres ou d’en avoir onze…

– Oui, mais il n’est pas indifférent au peuple d’extraire chaque année une seule montagne d’or pour les prêtres, ou bien d’en extraire deux : une pour les prêtres et une autre pour le pharaon, dit Pentuer, les yeux brillants.

– Tu as des méditations dangereuses, dit à voix basse le porteur d’éventail.

– Et toi-même, combien de fois ne t’es-tu pas indigné du luxe excessif de la cour du pharaon et de ses nomarques ? demanda le prêtre étonné.

– Tais-toi donc, souffla l’autre. Ne parlons pas de cela maintenant !

Les machines de guerre, auxquelles on avait attelé des bœufs, avançaient à présent dans le désert. Eunane, tout en les accompagnant, se demandait avec inquiétude pourquoi le ministre lui avait retiré le commandement de l’avant-garde. Voulait-il lui confier un poste plus important ? Il se rassurait comme il pouvait et, de temps à autre, lançait des cris d’encouragement aux Grecs qui entouraient les machines de guerre.

Le convoi avançait depuis une bonne heure entre les deux murailles abruptes du ravin lorsque l’avant-garde s’immobilisa. Un autre ravin coupait perpendiculairement le premier. En son milieu, coulait un canal d’irrigation.

Averti de l’obstacle, Herhor ordonna de combler immédiatement le canal. Aussitôt, des centaines de soldats grecs munis de pelles se mirent au travail. Les uns détachaient des pierres des talus du ravin, les autres précipitaient les rochers dans le canal et les recouvraient de sable.

Soudain, on vit monter du fond du ravin un homme tenant une pioche à la main. C’était un vieux paysan entièrement nu. Il observa un instant ce que faisaient les soldats, puis se jeta sur eux en criant :

– Que faites-vous, maudits païens, vous ne voyez donc pas que vous comblez un canal ?

– Et toi, comment oses-tu injurier les soldats de Sa Sainteté le pharaon ? demanda Eunane, arrivé entre-temps sur les lieux.

– Je vois que toi, tu es Égyptien. Sache donc que ce canal est la propriété d’un grand seigneur : le régisseur du scribe de celui qui porte l’éventail du nomarque de Memphis ! Prends donc garde à ce que tu fais !

– Continuez votre travail ! ordonna Eunane aux soldats grecs.

Ceux-ci ignorant la langue égyptienne, observaient la scène sans comprendre.

– Ils continuent à combler mon canal ! cria le paysan plein de colère. Gare à vous, brigands ! hurla-t-il en se précipitant avec sa pioche sur un des soldats.

Le Grec lui arracha la pioche des mains et envoya le vieillard rouler sur le sol. Puis il reprit son travail. Le paysan se releva, le visage en sang. Il avait perdu toute son ardeur et se mit à gémir.

– Mon seigneur, dit-il, j’ai creusé ce canal dix années durant, jour et nuit, en semaine comme pendant les jours de fête. Mon maître m’a promis que si je parvenais à amener l’eau dans ce vallon que vous voyez, il me céderait un cinquième de la récolte et me donnerait la liberté… Vous entendez ? La liberté ! Pour moi et mes trois enfants ! Pitié, par tous les dieux, pitié !…

Il leva les bras au ciel et poursuivit, s’adressant à Eunane :

– Ils ne me comprennent pas, ces étrangers barbus, cette engeance, ces frères des Juifs et des Phéniciens ! Mais toi, écoute-moi ! Depuis dix ans, pendant que les autres allaient au marché ou à la fête, ou à la procession du temple, je venais, moi, dans ce ravin lugubre. Je négligeais la tombe de ma mère pour creuser ce canal ; j’oubliais même le culte des morts pour assurer un jour à mes enfants un lopin de terre et la liberté ! Que de fois la nuit m’a surpris ici ! Que de fois j’ai entendu le cri des hyènes et vu briller les yeux des loups ! Mais je ne m’enfuyais pas, car l’espoir de liberté retenait mes jambes… Un jour, je vis un lion s’avancer vers moi ; je me mis à genoux et je le suppliai : « Seigneur, ne me dévore pas ! Je ne suis qu’un esclave ! » Le lion eut pitié de moi, les loups m’ont épargné, et c’est vous, des Égyptiens…

Le paysan se tut subitement. Il avait vu approcher le ministre et sa suite. À l’éventail, il avait reconnu qu’il s’agissait de quelqu’un d’important, et à la peau de panthère il avait compris que c’était un prêtre. Il courut à lui et, se mettant à genoux, frappa le sol du visage.

– Que veux-tu ? demanda Herhor.

– Veuille m’écouter, splendeur céleste ! s’écria le paysan. Que le bonheur soit sur toi, que tes entreprises réussissent, que le Nil te soit favorable !

– Que veux-tu donc ? répéta le ministre avec agacement.

– Bon seigneur, psalmodiait le paysan, maître en toutes choses, père du pauvre, protecteur de l’infortuné… Fais que je puisse bénir ton nom à tout jamais mais… Rends la justice, noble seigneur !…

– Il demande qu’on ne touche pas à son fossé, expliqua Eunane.

Le ministre haussa les épaules et se dirigea vers le canal à demi comblé sur lequel on venait de jeter une passerelle. Le paysan, désespéré, lui enlaça les jambes.

– Qu’on l’écarte ! cria Herhor, comme si une vipère l’avait mordu.

Le scribe Pentuer détourna la tête. Son visage maigre était devenu livide. Ce fut Eunane qui saisit le paysan par le cou. Il ne parvenait pas à détacher le malheureux des jambes du ministre et appela des soldats à la rescousse. Herhor fut libéré en un instant et traversa le pont de bois.

Les soldats empoignèrent le paysan et le portèrent jusqu’au bout de la colonne. Là, ils lui administrèrent cent coups de bambou puis l’abandonnèrent à l’entrée du ravin.

Ensanglanté, fou de frayeur, le misérable s’assit sur le sable ; au bout d’un instant, il se dressa sur ses pieds et se mit à fuir en direction de la route en gémissant :

– Terre, engloutis-moi ! Maudit soit le jour qui m’a vu naître !… Il n’y a pas de justice pour les esclaves et les dieux eux-mêmes dédaignent les êtres qui n’ont des mains que pour travailler, des yeux que pour pleurer et de dos que pour recevoir des coups !… Ô mort, réduis mon corps en poussière afin que dans les champs d’Osiris je ne renaisse pas esclave.

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