Chapitre III

Bouillonnant de colère, le prince Ramsès escaladait la colline en compagnie de Tutmosis. Ce dernier avait perdu toute son élégance : sa perruque était de travers, sa barbiche s’était détachée et il la tenait à la main ; son visage était pâle sous la couche de fard.

Parvenu au sommet, le prince s’arrêta. Du ravin montaient le tumulte des machines de guerre et les cris des soldats. Devant eux s’étendait la plaine de Gosen, éclaboussée de soleil.

Le prince étendit le bras devant lui.

– Regarde, dit-il à Tutmosis, ici sont mes terres et là sont mes soldats. Or ici les maisons les plus belles sont les demeures des prêtres, et là le chef suprême est un prêtre !… Puis-je tolérer cela ?

– Il en a toujours été ainsi, dit Tutmosis en jetant autour de lui un regard craintif pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls.

– C’est faux ! Je connais l’histoire de ce pays. Les pharaons seuls commandaient jadis l’armée et dirigeaient l’État ; ils ne passaient pas leurs journées à prier et à faire des sacrifices, mais à gouverner…

– Mais si Sa Sainteté le pharaon trouve que c’est bien ainsi…

– Mon père ne trouve pas bien que les nomarques règnent en maîtres dans leurs villes, que le vassal éthiopien se considère comme l’égal du roi des rois ; il ne trouverait pas bien non plus que son armée contourne deux scarabées parce que le ministre de la guerre est un prêtre !

– C’est un grand guerrier, pourtant ! murmura Tutmosis, de plus en plus effrayé.

– Lui, un grand guerrier ? Parce qu’il a battu une poignée de brigands libyens qui devraient fuir à la seule vue des soldats égyptiens ? Vois plutôt comment se comportent nos voisins ! Israël ne paie pas le tribut, ou paie de moins en moins ; les Phéniciens retirent chaque année quelques-uns de leurs vaisseaux de notre flotte ; nous sommes menacés sans cesse par les Hittites, ce qui nous force à entretenir une armée importante ; Babylone et Ninive bougent au point que toute la Mésopotamie s’en ressent !… Et quel est, en dernier ressort, le résultat du gouvernement des prêtres ? Il est que mon grand-père avait cent mille talents de revenus annuels et cent soixante mille soldats, tandis que mon père n’a plus qu’un revenu de cinquante mille talents et cent vingt mille hommes ! Et quels soldats ! S’il n’y avait pas les régiments grecs pour les encadrer, ils n’obéiraient plus qu’aux prêtres !

– Comment sais-tu tout cela et d’où te viennent toutes ces pensées ?

– Comment je le sais ? Mais ce sont les prêtres qui m’ont élevé, alors que je n’étais pas encore héritier du trône. Ils m’ont révélé leurs secrets… Mais tu verras dès que je serai devenu pharaon, je poserai sur leur échine ma sandale de cuivre ! En premier lieu, je puiserai dans leur trésor, car il s’est démesurément gonflé et il dépasse de loin celui du pharaon…

– Malheur à toi et malheur à moi ! soupira Tutmosis. Tu as des pensées qui feraient fuir cette colline si elle pouvait te comprendre… Et de quelles forces disposes-tu ? Quels sont tes partisans ? Quels soldats as-tu ? Le peuple tout entier, mené par les prêtres, se dressera contre toi ! Qui restera à tes côtés ?

Le prince écoutait en silence. Enfin, il répondit :

– L’armée…

– La plus grande partie suivra les prêtres !

– Les régiments grecs…

– Une goutte d’eau dans le Nil !

– Les fonctionnaires…

– Ils sont acquis à tes ennemis !

Ramsès secoua tristement la tête et se tut.

Ils descendirent l’autre flanc de la colline. Soudain, Tutmosis, qui marchait en avant, s’arrêta.

– Je crois rêver ! s’écria-t-il. Regarde, Ramsès : une deuxième Égypte s’abrite derrière ces rochers !

– C’est sans doute encore une de ces propriétés appartenant aux prêtres, et qui ne paie pas l’impôt, dit le prince avec amertume.

Il regarda attentivement et vit une vallée fertile, en forme de fourche, dont les extrémités se cachaient derrière les rochers. On apercevait les chaumières des paysans, la maison du propriétaire, nette et soignée, des palmiers, des oliviers, de la vigne, des jeunes cyprès et même quelques petits baobabs. Un cours d’eau serpentait à travers la propriété.

Ils entendirent quelque part au milieu des vignes, une voix de femme qui appelait ou plutôt qui chantait sur un air triste :

– Où es-tu, petit poulet ? Où es-tu, réponds, car je te cherche partout. Tu t’es enfui, et pourtant je te nourris de bon grain… N’oublie pas que si la nuit te surprend, tu ne retrouveras plus le chemin de la maison et l’épervier du désert te dévorera…

Le chant approchait des deux jeunes gens. La chanteuse n’était plus qu’à quelques pas lorsque Tutmosis, écartant les buissons, s’écria :

– Regarde, Ramsès, quelle fille splendide !

Au lieu de répondre, le prince bondit sur le sentier et barra le chemin à la chanteuse. C’était une belle jeune femme aux traits grecs et au teint très clair. Des cheveux noirs apparaissaient sous le voile qu’elle portait sur la tête. Elle était vêtue d’une robe blanche et soyeuse, qu’elle relevait d’une main pour marcher plus aisément ; le tissu laissait transparaître des seins fermes et gracieux.

– Qui es-tu ? demanda Ramsès.

Ses yeux brillaient, toute colère l’avait quitté.

– Père, au secours ! cria la jeune femme, s’arrêtant net.

Elle se calma cependant mais ses yeux de velours gardèrent leur expression inquiète.

– D’où viens-tu ? demanda-t-elle à Ramsès d’une voix qui tremblait légèrement. Je vois que tu es soldat. Or les soldats n’ont pas le droit de pénétrer ici.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que tu es ici sur les terres d’un grand seigneur, le vénéré Sesofris…

– Ah ! Vraiment ! dit Ramsès en souriant.

– Ne ris pas, insolent, mais tremble plutôt ! Sesofris est scribe chez le seigneur Chairès, qui porte l’éventail du premier homme de Memphis. Mon père l’a vu et s’est prosterné devant lui.

– Ah ! Vraiment ? répéta Ramsès toujours en riant.

– Tu as décidément bien de l’audace, dit la jeune femme en fronçant les sourcils. Si ton visage était moins doux, je te prendrais pour un mercenaire grec ou pour un brigand.

– Il ne l’est pas encore, mais il deviendra peut-être le plus grand brigand d’Égypte, intervint Tutmosis, tout en rajustant sa perruque.

– Et toi, tu as l’air d’un danseur, répliqua la jeune femme.

Elle semblait rassurée.

– Oh oui ! J’en suis sûre, continua-t-elle, je t’ai vu au marché de Pi-Bailos ; tu charmais des serpents…

Les deux jeunes gens s’amusaient de plus en plus.

– Et toi, qui es-tu ? demanda Ramsès à la jeune femme, tout en lui prenant la main, qu’elle retira aussitôt.

– Ne sois pas si entreprenant ! Je suis Sarah, fille de Gédéon, régisseur de cette propriété.

– Tu es Juive ? demanda le prince, et son visage s’assombrit.

– Quelle importance ? s’écria Tutmosis. Tu crois les Juives moins douces que les Égyptiennes ? Elles sont plus pudiques et plus difficiles à conquérir ; elles n’en ont que plus de charme en amour !

– Vous êtes donc des païens, dit Sarah avec calme. Reposez-vous, si vous êtes fatigués, cueillez des raisins et repartez en paix. Vous n’êtes pas les bienvenus ici.

Elle fit un mouvement pour partir. Ramsès la retint.

– Attends… Tu me plais, et tu ne peux nous quitter ainsi.

– Tu es fou ! Personne, dans cette vallée, n’oserait me parler de cette façon !

– Vois-tu, dit Tutmosis, ce garçon est officier dans le régiment Ptah et scribe du seigneur qui porte l’éventail du nomarque de Habu…

– Il a l’air d’un officier, dit Sarah en regardant attentivement Ramsès. Peut-être est-il un grand seigneur lui-même ? ajouta-t-elle, troublée.

– Quel que soit mon rang, ta beauté le surpasse, dit-il. Mais, réponds-moi, est-il vrai que vous mangez de la viande de porc ?

Sarah le regarda d’un air offusqué et Tutmosis dit :

– On voit que tu ne connais pas les Juives ! Sache qu’un Juif préférerait mourir plutôt que manger de la viande de porc que, pour ma part, je trouve d’ailleurs fort bonne…

Mais Ramsès s’obstinait.

– Est-il vrai que vous tuez les chats ? demanda-t-il, en regardant Sarah dans les yeux, et en lui prenant la main.

– Cela aussi est faux, archi-faux, protesta Tutmosis. Tu aurais pu me demander tout cela au lieu de dire des sottises… Tu sais bien que j’ai eu trois maîtresses juives…

– Jusqu’à présent, tu as dit la vérité, mains maintenant tu mens ! interrompit Sarah. Une Juive ne sera jamais la maîtresse de personne ! ajouta-t-elle fièrement.

– Même pas celle du scribe du seigneur qui porte l’éventail du nomarque de Memphis ? demanda Tutmosis en souriant ironiquement.

– Même pas de celui-là !

– Même pas la maîtresse de celui qui porte l’éventail ?

Sarah eut une hésitation.

– De celui-là non plus ! répondit-elle après un instant.

– Et du nomarque lui-même ?

La jeune femme parut interloquée. Elle regarda attentivement les deux hommes ; ses yeux s’étaient remplis de larmes, ses lèvres tremblaient.

– Mais qui êtes-vous donc ? demanda-t-elle avec effroi. Vous descendez des montagnes, comme des voyageurs qui demandent de l’eau et du pain… Mais vous me parlez comme de grands seigneurs… Qui êtes-vous ? Ton glaive – elle se tourna vers Ramsès – est serti d’émeraudes et tu portes au cou une chaîne en or comme n’en possède pas même notre maître, le vénéré Sesofris !

– Dis-moi plutôt si je te plais ? demanda Ramsès.

Il tenait serrées dans les siennes les mains de la jeune femme et plongeait son regard dans le sien.

– Tu es beau comme l’ange Gabriel, mais j’ai peur de toi, car je ne sais qui tu es…

Soudain un son de trompettes retentit au-delà des montagnes.

– On t’appelle, dit Sesofris au prince.

– Et si j’étais aussi grand seigneur que ton Sesofris ? demanda Ramsès à la jeune femme.

– Cela se peut, murmura Sarah.

– Et si je portais l’éventail du nomarque de Memphis ?

– Tu es peut-être plus grand que cela, même…

La sonnerie du clairon retentit à nouveau.

– Ramsès, nous devons partir ! insista Tutmosis.

– Et si j’étais… l’héritier du trône, me suivrais tu ? interrogeait le prince.

– Jehovah ! s’écria Sarah, et elle tomba à genoux.

Les trompettes sonnaient maintenant de tous côtés.

– Allons, vite ! cria Tutmosis, affolé. Tu n’entends donc pas qu’on sonne l’alarme.

Le prince détacha son collier d’or et le passa au cou de Sarah.

– Donne-le à ton père, dit-il. Et dis-lui que je t’achète. À bientôt !

Il prit sa bouche, avec fougue, et elle, tombant à genoux, lui enlaça les jambes de ses mains. Il s’arracha à l’étreinte, s’éloigna de quelques pas, puis revint et caressa longuement le beau visage et les longs cheveux noirs. Il ne semblait pas entendre l’appel impatient des trompettes.

– Au nom du pharaon, je t’enjoins de me suivre ! cria Tutmosis, et il prit le prince par le bras.

Ils se mirent à courir dans la direction d’où venait la sonnerie des trompettes. Par moments, Ramsès trébuchait comme un homme ivre. Ils commencèrent enfin l’escalade de la colline d’en face.

« Et cet homme-là veut tenir tête aux prêtres ! » songeait Tutmosis.

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