Chapitre IV

Le prince et son compagnon mirent un bon quart d’heure à escalader la colline ; les sonneries de trompette se faisaient de plus en plus pressantes. Parvenus au sommet, ils virent ce qui se passait dans la vallée.

À leur gauche, ils apercevaient la route couverte des soldats du prince ; à droite s’élevait un énorme tourbillon de poussière : l’ennemi arrivait de l’est. À l’endroit où le ravin rejoignait la route, se passait quelque chose d’étrange : les soldats grecs, tirant les machines de guerre, s’étaient arrêtés et, dans le désert, entre la route et le ravin, s’était glissée une colonne de soldats étrangers dont les piques brillaient au soleil.

Le prince dévala la pente et rejoignit son état-major. Il s’approcha vivement du ministre de la guerre.

– Que se passe-t-il ? Pourquoi sonnez-vous l’alarme au lieu d’avancer ? demanda-t-il avec colère.

– Nous sommes coupés du reste de l’armée, répondit Herhor.

– Coupés ?… Par qui ?

– Par trois régiments de Nitager, qui ont surgi du désert.

– Mais alors, c’est l’ennemi qui est là, près de la route ?

– C’est Nitager lui-même ! répondit calmement le ministre.

Le prince devint livide. Une colère terrible envahit son visage, ses yeux semblaient sortir des orbites. Il tira son glaive et courut vers les soldats grecs, en criant d’une voix rauque :

– Suivez-moi ! En avant sur ceux qui nous barrent la route !

– Vive l’erpatrès ! cria Patrocle, tirant lui aussi son épée. En avant, fils d’Achille ! ordonna-t-il à ses soldats. Nous allons montrer à ces vachers égyptiens qu’on ne nous arrête pas !

Les trompettes sonnèrent la charge. En quatre rangs serrés, les Grecs s’ébranlèrent. En quelques instants, ils furent en face des régiments égyptiens et ralentirent, hésitants.

– En avant ! criait le prince, brandissant son glaive.

Les Grecs baissèrent leurs lances. Dans les rangs adverses, il y eut un flottement, puis les piques se baissèrent aussi. À ce moment, une voix puissante retentit.

– Qui êtes-vous, bande de fous ?

– Les soldats de l’héritier du trône ! répondit Patrocle.

Il y eut un silence.

– Ouvrez les rangs, dit la même voix puissante.

Le front des soldats égyptiens s’ouvrit, tel un portail, et les Grecs passèrent.

Un militaire aux cheveux blancs, coiffé d’un casque doré et d’une armure, s’approcha de Ramsès et le salua.

– Tu as vaincu, erpatrès, dit-il. Seul un grand chef se tire ainsi d’embarras !

– C’est toi, Nitager, le brave des braves ? dit le prince.

À ce moment Herhor s’approcha. Il avait entendu la conversation et dit sèchement à Ramsès :

– Je me demande comment se seraient terminées ces manœuvres si tu t’étais heurté à un adversaire aussi irréfléchi que toi !

– Laisse donc ce jeune homme ! dit Nitager en souriant. Il a montré les griffes d’un fils de pharaon, n’est-ce pas assez ?

Voyant le ton que prenait la discussion, Tutmosis intervint.

– Comment se fait-il que tu sois ici, demanda-t-il à Nitager, alors que le gros de tes troupes se trouve en face de nous ?

– Je savais que l’armée et l’état-major venant de Memphis marchaient comme des tortues, pendant que le prince rassemblait ses troupes près de Pi-Bailos, répondit Nitager d’un ton sarcastique. J’ai voulu, pour m’amuser, vous surprendre… Pour mon malheur, le prince est intervenu et a contrecarré mes plans. Agis toujours ainsi avec l’ennemi ! acheva-t-il, en se tournant vers Ramsès.

– Et s’il se trouve un jour opposé à un ennemi supérieur en nombre, comme aujourd’hui ? demanda Herhor.

– La sagesse vaut mieux que la force, répondit le vieux général. L’éléphant est cent fois plus fort que l’homme, et pourtant celui-ci le vainc…

Herhor écoutait en silence.

Les manœuvres furent déclarées terminées. Le prince alla rejoindre ses troupes à Pi-Bailos, accompagné du ministre et des généraux. Il y fit ses adieux aux troupes qui partaient vers l’est. Il se mit ensuite en route pour Memphis, acclamé sur son passage par les habitants de la région de Gosen.

Peu à peu, cependant, la route se vida et ils avancèrent en silence. Au moment où ils passaient près de la colline où, quelques heures plus tôt, il s’était égaré, Ramsès fit signe à Tutmosis.

– Tu vas aller trouver Sarah, dit-il.

– Oui…

– Tu diras à son père que je lui donne mon domaine près de Memphis…

– J’ai compris. Elle sera à toi après-demain.

Tutmosis se glissa discrètement dans la foule des soldats et disparut.

Face à l’entrée du ravin qu’avaient emprunté les machines de guerre se dressait un vieux tamarinier. Arrivée là, l’avant-garde du prince s’arrêta.

– Des scarabées nous coupent de nouveau la route ? dit le prince au ministre, en souriant.

– Nous allons voir, répondit Herhor, impassible.

Ils regardèrent : un homme, nu, était pendu à l’arbre. Des officiers s’approchèrent et reconnurent le cadavre du paysan dont les soldats avaient détruit le canal.

– Il a bien fait de se pendre ! s’écria Eunane. Le croiriez-vous, il a osé importuner le ministre !

Ramsès descendit de cheval et s’approcha de l’arbre. Le paysan pendait, la tête en avant ; sa bouche était grande ouverte, ses yeux pleins d’horreur. On eût dit qu’il voulait parler et que la voix lui manquait.

– Le malheureux ! murmura le prince.

Puis, il rejoignit la colonne et se fit raconter l’histoire du paysan ; après quoi, longtemps, il avança en silence. L’image du pendu s’était imprimée dans son esprit, et il sentait qu’une grande injustice avait été commise, une injustice qu’un fils de pharaon se devait de réparer.

La chaleur était insupportable. La poussière desséchait la bouche et brûlait les yeux. La colonne s’arrêta. Nitager était en conversation avec le ministre.

– Mes officiers, disait le vieux général, ne fixent pas le sol mais regardent devant eux. C’est pourquoi, sans doute, l’ennemi ne les surprend-il jamais…

– Cela me rappelle une dette à régler, répondit Herhor, et il ordonna de réunir les officiers et les soldats.

– Et maintenant, dit-il, qu’on fasse venir Eunane.

Lorsque celui-ci fut arrivé, Herhor prit la parole.

– Avec la fin des manœuvres, dit-il, je reprends en main le commandement suprême de l’armée.

Les assistants courbèrent la tête.

– En premier lieu, je me dois de rendre la justice.

Les officiers se regardèrent avec inquiétude.

– Eunane, continua le ministre, je sais que tu as toujours été un de nos meilleurs officiers…

– Tu dis vrai, seigneur ! répondit Eunane, confondu de satisfaction.

Les officiers regardaient Eunane avec envie.

« Celui-là recevra une haute récompense ! » pensaient-ils.

– Tu es non seulement courageux, mais pieux aussi, poursuivit Herhor ; non seulement pieux, mais encore prévoyant. Les dieux t’ont comblé de bienfaits : ils t’ont donné un regard de vautour…

– Tes paroles ne sont que vérité, approuva Eunane. Sans ma vue perçante, je n’aurais pas aperçu les scarabées sacrés…

– Oui, interrompit le ministre, et nous aurions commis un sacrilège. Aussi, pour ta récompense, je te donne cette bague à l’effigie de la déesse Mut qui te protégera ta vie durant…

Il enleva de son doigt une bague en or et la remit à Eunane. Les assistants applaudirent bruyamment à ce geste.

Mais le ministre demeurait immobile et Eunane attendait la suite des éloges.

– Et maintenant, reprit le ministre, dis-moi, Eunane, pourquoi n’as-tu pas rapporté où était allé le prince pendant que l’armée marchait dans le ravin ? Tu as commis là une faute, car nous avons dû sonner l’alerte dans le voisinage de l’ennemi !

– Mais j’ignorais où était le prince, les dieux me sont témoins ! répondit Eunane, étonné.

Herhor secoua la tête.

– Il n’est pas possible qu’un homme qui aperçoit, à cent pas, dans le sable, deux scarabées, n’aperçoive pas un personnage aussi considérable que l’héritier du trône !…

– Je ne l’avais pas vu, je le jure ! s’écria Eunane, se frappant la poitrine. D’ailleurs, je n’étais pas chargé de veiller sur le prince !

– Je t’avais pourtant déchargé du commandement de l’avant-garde ! Avais-tu autre chose à faire ? dit Herhor. Tu étais absolument libre, comme un homme qui doit avoir l’œil sur tout. Or, tu ne l’as pas fait. En temps de guerre, tu mériterais la mort…

Le malheureux officier pâlit.

– Mais j’ai pour toi un cœur de père, dit Herhor, et en raison des services que tu as rendus, je laisse parler ma bienveillance. Tu recevras seulement cinquante coups de fouet.

– Mais, mon seigneur !

– Eunane, tu as su être heureux, sache maintenant avoir du courage et accepte ta peine comme il sied à un officier de le faire, trancha le ministre.

À peine eut-il fini de parler que déjà des officiers s’emparèrent d’Eunane, l’étendirent sur le sol et lui assenèrent cinquante coups de bambou sur la peau dénudée.

L’officier reçut les coups sans broncher. Quand ce fut terminé, il voulut même se relever tout seul, mais ses forces l’abandonnèrent et on dut le porter sur un chariot à deux roues qui allait le conduire jusqu’à Memphis.

Couché à plat ventre dans la voiture dont les secousses avivaient encore ses douleurs, le pauvre officier songeait mélancoliquement que le vent change moins vite en Basse Égypte que les revers de fortune dans la vie d’un militaire.

Les deux serviteurs du ministre, le porteur d’éventail et le scribe Pentuer, se parlaient en marchant comme ils en avaient l’habitude.

– Que penses-tu de la mésaventure d’Eunane ? demanda le premier.

– Et toi, que penses-tu du paysan qui s’est pendu ? répondit le scribe.

– Je crois que la corde lui a été douce, dit le porteur d’éventail ; quant à Eunane, il surveillera plus attentivement, à l’avenir, les faits et gestes du prince.

– Tu te trompes, répondit Pentuer. Désormais, Eunane n’apercevra plus jamais de scarabée, fut-il aussi gros qu’un cheval. Et en ce qui concerne le paysan, ne penses-tu pas qu’il devait être très, très malheureux dans notre Égypte ?

– Tu ne connais pas les paysans !

– Oh si ! Je les connais ! J’ai grandi parmi eux, j’ai vu mon père irriguer la terre, nettoyer les canaux, semer, récolter, et surtout payer les impôts. C’est toi qui ignores ce qu’est la vie d’un paysan, chez nous… Il est esclave, un enclave qu’on marie, à qui on reprend sa femme, qu’on bat, qu’on tue parfois, qu’on fait travailler surtout…

Le porteur d’éventail haussa les épaules.

– Tu es intelligent, et tu ne comprends cependant pas certaines choses. Il faut des hommes pour toutes les tâches, et chacun a la sienne. Le bœuf laboure, l’âne porte des fardeaux, moi j’évente mon maître, le paysan, lui, laboure et paie l’impôt…

– On a saccagé un canal que cet homme avait mis dix années à creuser !

– Et ton travail à toi, le ministre ne le détruit-il pas ? Qui donc sait que c’est toi qui gouvernes le pays, et non pas Herhor ?

– Tu te trompes, dit le scribe. C’est lui qui gouverne réellement. Il détient tout le pouvoir ; je n’apporte, moi, que les idées. Et puis, on ne me bat pas ; ni toi non plus d’ailleurs.

– Mais on a battu Eunane, et cela peut aussi nous arriver. C’est pourquoi, nous devons nous contenter de notre sort… Oui, décidément, Pentuer, tu rumines des idées bien dangereuses !

Pendant ce temps, Eunane souffrait mille douleurs sur son chariot. Il se fit donner à manger, avala une galette frottée d’ail et but une gorgée de bière aigre. Le cocher chassait avec une branche les mouches qui bourdonnaient autour des plaies.

L’armée du prince vainqueur approchait de Memphis.

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