Chapitre V

Le soleil descendait à l’horizon lorsque l’état-major du prince arriva en vue de Memphis. Les innombrables canaux d’irrigation rafraîchiraient la brise ; la route courait de nouveau au milieu de champs fertiles où l’on apercevait les paysans encore au travail malgré l’heure tardive. Le désert, lui, rougeoyait sous le couchant, et les montagnes semblaient flamber sur le ciel.

Ramsès s’arrêta tout à coup et fit faire demi-tour à son cheval. Les généraux l’entourèrent ; les rangs des soldats approchèrent de lui. Ramsès était éclatant de beauté, tel un jeune dieu, sous la lumière pourprée. Aussi, tous le regardaient avec admiration et fierté.

Le prince leva le bras, et il se fit un grand silence. Alors il s’adressa aux soldats :

– Officiers et soldats ! Les dieux m’ont accordé aujourd’hui la joie de vous commander ; cette joie, je veux que vous la partagiez. C’est pourquoi, chaque soldat recevra une drachme ; les Grecs, qui ont forcé les rangs adverses auront droit à deux drachmes de même que les soldats de Nitager qui ont voulu nous couper le passage…

Un murmure de contentement s’éleva des rangs.

– Vive notre chef ! Vive l’héritier du trône ! criait-on.

Le prince reprit :

– Je donne cinq talents à partager entre mes officiers et Nitager et dix talents à répartir entre le ministre et mes généraux…

– Je renonce à ma part ; qu’elle aille aux soldats ! dit Herhor.

– Vive le prince, vive le ministre ! crièrent soldats et officiers.

La nuit tombait rapidement. Ramsès fit ses adieux aux troupes et partit au galop pour Memphis. Herhor prit les devants lui aussi, dans sa litière.

Lorsqu’ils furent seuls, le ministre appela le scribe Pentuer.

– Tu te rappelles tout ? demanda-t-il.

– Oui, maître.

– Décidément, ta mémoire est infaillible, et, de plus, tu es humble. Tu peux donc juger mieux que quiconque les actes et l’intelligence de l’héritier du trône…

Le ministre se tut. Rarement il lui était arrivé de tant parler d’une seule traite.

– Aussi, dis-moi, Pentuer : Sied-il au prince de proclamer ainsi publiquement ses volontés ? Seul, un pharaon, un traître ou un homme irréfléchi agit de cette façon…

La nuit était totale. Le ciel clignotant d’étoiles recouvrait les canaux et le désert de Basse Égypte ; les plantes respiraient dans la fraîcheur nocturne.

– Dis-moi encore, continuait le ministre, où le prince va-t-il prendre les vingt talents qu’il a imprudemment promis à l’armée ? À supposer même qu’il les trouve, il est dangereux de faire des présents aux soldats alors qu’on n’a pas de quoi payer leur solde… Je sais que tu penses comme moi ; retiens donc bien tout ce que tu as vu, pour pouvoir le répéter au collège des prêtres.

– Le collège va donc se réunir bientôt ? demanda Pentuer.

– Pour le moment, il n’y a pas de raisons de le faire. Je vais d’abord essayer de dompter notre prince en faisant intervenir la main paternelle… Ce garçon a de solides qualités de courage et d’énergie, mais si, au lieu de les employer pour le bien de l’Égypte, il s’en sert contre elle…

Le ministre se tut pour de bon, cette fois. Ils s’engagèrent dans une allée sombre, bordée d’arbres, qui menait droit à Memphis.

Pendant ce temps, Ramsès arrivait au palais du pharaon.

Le palais royal de Memphis se dressait un peu en dehors de la ville, sur une hauteur, au milieu d’un grand parc. Des arbres rares y poussaient : baobabs du Sud, cèdres, sapins et chênes du Nord. Grâce aux soins de jardiniers habiles, ils vivaient des dizaines d’années et atteignaient une hauteur considérable.

Une allée ombragée menait au grand portail, haut d’une dizaine de mètres. De chaque côté de ce portail s’élevait une tour large de trente mètres et haute de vingt. Des petites fenêtres carrées y étaient percées et le toit en était plat. Une des tours abritait la garde du Palais, l’autre un prêtre qui observait les astres. Les tours étaient prolongées par des bâtiments longs et bas ; des sentinelles en parcouraient les toits. Enfin, des deux côtés du portail, se dressaient d’immenses statues.

Lorsque le prince, en compagnie de quelques cavaliers, approcha du palais, la garde le reconnut malgré l’obscurité. Un soldat vint à sa rencontre.

– Le palais est déjà fermé ? demanda le prince.

– Oui, seigneur. Sa Sainteté le pharaon habille les dieux pour la nuit.

– Que fera-t-il ensuite ?

– Il recevra le ministre de la Guerre.

– Et puis ?

– Il regardera des danses, prendra son bain et dira les prières du soir.

– Je ne serai donc pas reçu aujourd’hui ?

– Demain, après la séance du Conseil.

– Et que font les reines ?

– La première reine prie. Votre mère, elle, reçoit l’envoyé phénicien qui a apporté des présents de Tyr.

– Parmi ces présents, y a-t-il des femmes ?

– Il y en a quelques-unes, paraît-il, et chacune porte pour dix talents de bijoux.

– Que signifient ces torches, dans les jardins ? demanda le prince en regardant vers le fond du parc.

– On fait descendre de son arbre le frère de Votre Grandeur ; il y est depuis midi…

– Et il refuse de descendre ?

– Oh ! Maintenant, il descendra : on lui a promis de le conduire dans une auberge où boivent les embaumeurs de cadavres…

– Et que dit-on des manœuvres d’aujourd’hui ? demanda Ramsès.

– On dit que l’état-major a été encerclé et coupé du reste de l’armée.

– Et quoi encore ?

Le soldat hésita.

– Dis ce que tu sais ! ordonna le prince.

– On a prétendu aussi qu’à cause de cet insuccès, Votre Grandeur a fait pendre le guide et donner cinq cents coups de fouet à un officier…

– C’est faux ! dit à mi-voix un des officiers de l’escorte du prince.

– C’est bien ce que nous pensons ! dit le soldat.

Le prince fit demi-tour et se dirigea vers son palais, dans le bas du parc.

C’était une construction en bois, en forme de cube, haute d’un étage ; deux terrasses superposées en faisaient le tour. À l’intérieur brillaient des torches qui éclairaient des panneaux de bois sculpté. Sous le toit du bâtiment, entouré d’une balustrade, se dressaient des tentes.

Le prince fut accueilli par des serviteurs à demi nus qui se prosternèrent à son entrée. Il se débarrassa de ses vêtements, prit son bain dans une baignoire de pierre puis se drapa dans une toge blanche serrée à la taille par une cordelière. Il monta ensuite à l’étage, mangea un gâteau de blé et quelques dattes, but un peu de bière. Puis il alla sur la terrasse et s’étendit sur un divan recouvert de peaux de lion. Il ordonna de faire entrer Tutmosis dès qu’il serait arrivé.

Vers minuit, une litière s’arrêta devant la maison. Tutmosis en descendit ; il monta les marches de la terrasse en bâillant. Il semblait exténué. À son entrée, le prince bondit de son divan.

– Ah ! Te voilà enfin ! s’écria-t-il.

– Tu ne dors pas encore, après toutes les fatigues de la journée ? s’étonna Tutmosis.

– Parle-moi de Sarah !

– Elle sera ici après-demain, dit Tutmosis.

– Après-demain seulement ?

– Comment, seulement ? Je t’en prie, Ramsès, va dormir. Tu es fatigué et tu ne sais plus ce que tu dis.

– Et son père ? demanda le prince, qui ne paraissait pas avoir entendu.

– C’est un homme raisonnable, sourit Tutmosis. Il s’appelle Gédéon. Lorsque je lui ai dit que tu voulais sa fille, il a commencé par se rouler à terre et s’arracher les cheveux. J’ai mangé et bu en attendant que passe cet accès de douleur paternelle, puis j’ai précisé mes propositions. Gédéon a d’abord juré qu’il préférait voir sa fille morte plutôt que déshonorée. Je lui ai alors proposé ton domaine de Memphis, sur le Nil. Il s’est indigné… J’ai ajouté alors au domaine un talent d’or par an. Il s’est mis à soupirer et m’a dit que sa fille avait étudié pendant trois ans à Pi-Bailos : j’ai dû concéder un talent de plus. Toujours inconsolable, Gédéon m’a rappelé qu’il perdrait par ta faute une bonne place chez son maître Sesofris ; cela t’a coûté dix vaches laitières… Enfin, le père de Sarah m’a confié qu’il avait pour sa fille un brillant mariage en vue ; j’ai dû, en conséquence, lui céder encore une chaîne et un bracelet en or, plus un jeune taureau… Ainsi, ta Sarah te coûtera donc annuellement un domaine et deux talents et, au comptant, dix vaches, un taureau, une chaîne et un bracelet. Voilà pour Gédéon ; quant à Sarah, tu es libre de lui faire tous les cadeaux que tu voudras !

– Et qu’a dit Sarah à tout cela ?

– Pendant que nous discutions, elle se promenait dans le jardin. Quand le marché fut conclu, elle a déclaré à son père – je te le donne en mille – que s’il n’avait pas été d’accord pour te la donner, elle se serait jetée du haut des rochers ! Tu peux donc dormir sur tes deux oreilles, conclut Tutmosis.

– Oh non ! dit le prince d’un air sombre. Sais-tu que nous avons rencontré un paysan pendu, sur le chemin du retour ?

– Ah ! Ça, c’est plus grave que les scarabées ! dit Tutmosis.

– Il s’était pendu, continua Ramsès, parce que mes soldats avaient détruit le canal qu’il avait mis dix ans à creuser…

– Eh bien ! Il dort en paix, lui. Fais de même.

– Cet homme a été victime d’une injustice, poursuivait Ramsès. Il faut retrouver ses enfants, les racheter et leur donner une terre à cultiver…

– Oui, mais fais-le discrètement, interrompit Tutmosis. Sinon, tous les paysans vont commencer à se pendre…

– Ne plaisante pas ! Si tu avais vu l’expression de ce pendu, tu n’en dormirais pas, tout comme moi.

Soudain, une voix basse mais claire s’éleva quelque part dans les fourrés du jardin.

– Que le dieu qui n’a pas sa place dans les temples te bénisse, Ramsès !

Les deux jeunes hommes se penchèrent au-dessus de la balustrade.

– Qui es-tu ? demanda le prince.

– Je suis le malheureux peuple égyptien, dit la même voix claire.

Puis ce fut le silence. Le prince appela des serviteurs et ordonna de fouiller le jardin à la lueur des torches. On lâcha les chiens. Mais on ne trouva personne.

– Qui cela pouvait-il être ? demanda le prince, fort troublé, à Tutmosis. Peut-être le fantôme de ce paysan ?

– Un fantôme ? Je n’en ai jamais rencontré qui parle, et pourtant j’ai été de garde, bien souvent, près des temples et des tombeaux. Je crois plutôt que c’est un ami qui t’a parlé.

– Mais pourquoi se cacherait-il ?

– Qu’importe ? Nous avons des dizaines d’ennemis cachés ; sois heureux d’avoir au moins un ami que tu ignores.

– Je ne pourrai plus dormir ! dit le prince.

– Mais si ! Cesse de t’agiter, étends-toi sur ce divan, et le sommeil viendra. Il a le don inappréciable de voiler non seulement les yeux, mais aussi la mémoire…

Ramsès se coucha. Tutmosis lui glissa un oreiller sous la tête, puis, ayant baissé les parois de toile de la tente, il s’étendit lui-même sur le sol. Bientôt, ils plongèrent tous deux dans le sommeil.

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