Chapitre VIII

Le prince rentra chez lui fort soucieux et fit appeler Tutmosis.

– Tu dois, dit-il, m’apprendre à trouver de l’argent.

– Oh ! s’esclaffa Tutmosis, c’est là une science que l’on n’apprend pas, même dans les meilleures écoles des prêtres…

– Non, interrompit le prince, là-bas, on apprend à ne pas emprunter d’argent !

– Si je ne craignais de blasphémer, sourit Tutmosis, je dirais que les prêtres perdent leur temps… Pauvres saints hommes !… Ils ne mangent pas de viande, se contentent d’une seule femme et ne savent pas ce que c’est qu’emprunter de l’argent !… Mais je vois avec plaisir, Ramsès, continua-t-il, que tu suis mon bon exemple et que, malgré ton jeune âge, tu comprends quelles douleurs provoque le manque d’argent. L’homme qui a besoin d’argent perd l’appétit, ne dort plus, ne s’intéresse plus aux femmes, il a froid dans la chaleur et chaud dans le froid ; il porte sa perruque de travers, oublie de se parfumer et ne trouve l’oubli que dans le vin… Ce sont là des symptômes que je remarque en toi. Mais, bientôt, tu connaîtras le plaisir d’oublier tes anciens soucis et tes nouveaux créanciers. Plus tard encore, tu éprouveras des émois inconnus : à l’échéance, tes créanciers viendront t’assaillir sous prétexte de te saluer, et tu te sentiras telle la gazelle pourchassée par le lion…

– Tout cela me paraît bien amusant, interrompit Ramsès en riant, mais ne me donne pas une seule drachme.

– Sois tranquille, l’arrêta Tutmosis. Je vais de ce pas chercher le banquier phénicien Dagon, et ce soir tu auras retrouvé ta sérénité.

Il sortit, monta dans une petite litière entourée de serviteurs, et s’éloigna dans le parc.

À l’heure du coucher du soleil, Dagon, premier banquier de Memphis, arriva chez l’héritier du trône.

C’était un homme dans la force de l’âge, sec, au teint jaune, à l’allure robuste. Il était vêtu d’une tunique bleue, sur laquelle il avait jeté un manteau blanc. Il portait la barbe et les cheveux longs, ce qui lui donnait un air imposant à côté des Égyptiens à perruques et à barbiches.

Le palais du prince était à cette heure plein de jeunes nobles. Les uns étaient au bain, d’autres jouaient aux échecs, d’autres encore, sur la terrasse, buvaient en compagnie de danseuses, après avoir rabattu sur eux les portes des tentes. Le prince ne buvait pas, ne jouait pas, n’accordait pas un regard aux femmes ; il arpentait nerveusement la terrasse, en attendant l’arrivée du Phénicien.

Lorsqu’il l’aperçut dans sa litière, il descendit au premier étage, où il restait une pièce inoccupée.

Dagon entra presque aussitôt ; il mit un genou à terre et dit :

– Je te salue, soleil levant de l’Égypte ! Puisses-tu vivre éternellement et puisse ta gloire atteindre à des rivages que n’abordent jamais les vaisseaux phéniciens !

Le prince lui fit signe de se lever. Dagon continua, en gesticulant :

– Lorsque le distingué Tutmosis arrêta sa litière devant ma chaumière – ma maison, à côté de la tienne, est un taudis, erpatrès ! – j’ai tout de suite pensé qu’il venait de la part d’un grand seigneur. Il ne pouvait venir pour son propre compte, car il n’a pas d’argent à donner et je n’en ai pas à lui prêter… Lorsqu’il m’eut dit que c’était toi qui voulais que moi, ton misérable esclave, te prête quinze talents, un grand bonheur me submergea…

Le prince écoutait avec une impatience contenue le bavardage du Phénicien. Celui-ci continuait :

– J’étais si heureux que j’ai offert des boucles d’oreilles à ma femme et une bague en or à ton esclave qui m’a versé de l’eau sur les doigts à mon arrivée, ici. Mais, à ce propos, dis-moi, seigneur, d’où vient cette cruche d’argent ?

– C’est le marchand Azarée, fils de Gaber, qui me l’a vendue pour deux talents.

– Tu achètes à des Juifs ? Qu’en diraient les dieux ?

– Azarée est un marchand tout comme toi, répondit le prince.

En entendant cela, Dagon se prit la tête dans les mains et se mit à gémir.

– Par Baal, par Bâlek et par Astoreth ! Azarée, un Juif, serait un marchand comme moi ? Comment puis-je subir de pareilles injures ? Prince tout-puissant, glapit le Phénicien, bat-moi, coupe-moi le bras, si j’ai falsifié de l’or, mais ne dis pas qu’un Juif peut porter le nom de marchand ! Ils peuvent traire tes chèvres, mais non pas s’occuper du commerce. Peuple d’esclaves et de voleurs !

Le prince sentit sa colère monter, mais il se calma aussitôt.

– Peux-tu, demanda-t-il brusquement au Phénicien, oui ou non, me prêter quinze talents ?

– Quinze talents ? Je n’ai même pas imaginé une telle somme !

– Assieds-toi et penses-y.

– Pour un talent, commença le Phénicien, confortablement installé, on peut acheter vingt colliers d’or, ou soixante vaches laitières, ou encore dix esclaves… Un talent, c’est une somme énorme !

Un éclair passa dans les yeux du prince.

– Si tu n’as pas quinze talents, coupa-t-il violemment…

Effrayé, le Phénicien glissa de son siège sur le sol.

– Fils du soleil, s’écria-t-il, qui, dans cette ville, n’aurait pas d’argent pour toi ? Je ne suis qu’un misérable dont l’or et les bijoux ne méritent pas un seul regard de toi… Mais, lorsque j’aurai fait le tour de tous les marchands phéniciens, leur disant qui m’envoie, je rassemblerai quinze talents. Mais ne me regarde pas de ces yeux menaçants, car tu me fais peur, gémit le Phénicien.

– Assieds-toi, dit le prince avec un sourire.

Dagon se réinstalla plus confortablement encore dans son fauteuil.

– Pour combien de temps as-tu besoin de ces quinze talents ? demanda-t-il.

– Pour un an environ.

– Disons tout de suite trois ans. Seul le Pharaon pourrait rendre quinze talents en un an, mais non pas un jeune prince qui reçoit de joyeux compagnons et de jolies femmes. Ah ! Ces femmes ! Est-il vrai, à propos, que tu as pris Sarah, la fille de Gédéon ?

– Quels intérêts veux-tu ? demanda le prince, qui fit semblant de ne pas avoir entendu.

– C’est là un détail dont tu ne dois même pas t’occuper. Pour quinze talents, tu donneras cinq talents à l’an et, en trois ans, j’aurai tout récupéré moi-même sans que tu t’en aperçoives.

– Cela veut dire que tu me prêtes aujourd’hui quinze talents et que dans trois ans tu en reprendras trente ?

– La loi égyptienne permet que les intérêts soient égaux à la somme prêtée répondit le Phénicien.

– N’est-ce pas trop ?

– Trop ? s’écria Dagon. Tout grand seigneur entretient une grande Cour, a de grands biens et paie de grands intérêts ! J’aurais honte de te demander moins, et tu me ferais battre si j’exigeais moins de toi, héritier du trône…

– Et quand apporteras-tu l’argent ?

– L’apporter ? Dieux, un seul homme ne pourrait jamais le faire. Je ferai mieux : j’effectuerai tous les paiements, ainsi tu ne devras pas te préoccuper de ces détails sordides…

– Tu as l’air de connaître mes dettes ?

– Je les connais quelque peu, répondit négligemment le Phénicien. Tu dois envoyer six talents à l’armée de l’Est ; nos banquiers de Chetem et de Migdole s’en chargeront. Tu dois trois talents à Nitager ; et trois autres à Patrocle ; je ferai cela sur place… Quant à Gédéon et à Sarah, je leur ferai verser le nécessaire par ce brigand d’Azarée. Cela vaudra mieux ainsi pour toi : sinon, ils essaieraient de te voler.

Ramsès se mit à parcourir la pièce à pas nerveux.

– Tu veux donc une reconnaissance de dette pour trente talents ? demanda-t-il.

– Une reconnaissance de dette ? Mais pourquoi donc ? Que veux-tu que j’en fasse ? Voyons, il te suffira de me donner pour trois ans la gérance de tes domaines de Takens, Sès, Neha-Ment. Neha-Pechu, Sebt-Het et Habu…

– T’en donner la gérance dit le prince. Cela ne me plaît guère.

– Mais, alors, comment veux-tu que je récupère mes trente talents ?

– Attends quelques jours. Je dois d’abord demander à mon comptable combien rapportent ces domaines.

– Tu n’as pas besoin de le demander, et d’ailleurs ton comptable sera incapable de te répondre. Chaque année, la récolte est différente et différents les revenus. Je pourrais y perdre, et ce n’est pas le comptable qui me dédommagera !

– Oui, mais vois-tu, j’ai la conviction que ces domaines rapportent bien plus de dix talents chaque année…

– Tu n’as pas confiance en moi, seigneur ? Soit. Je renonce au domaine de Sès… Tu te méfies encore ? Bon. J’abandonne celui de Sebt-Het… Mais nous n’avons que faire du comptable. C’est lui qui va t’enseigner ce que tu dois faire, peut-être ? Par Astoreth ! Je ne supporterais pas qu’un employé fit des remarques à mon seigneur ! Nous n’avons besoin ici que d’un scribe qui notera que tu me cèdes pour trois ans tel et tel domaine ; il faudra aussi seize témoins pour témoigner qu’un pareil honneur m’incombe… C’est tout…

Le prince, excédé, haussa les épaules.

– Apporte l’argent demain, dit-il au Phénicien. Trouve aussi un scribe et des témoins. Je ne veux pas m’occuper de tout cela.

– Tu es la sagesse même ! Puisses-tu vivre éternellement ! s’écria le Phénicien.

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