Chapitre VI

Pour entrer dans le palais du pharaon, à Memphis, il fallait passer sous un portail flanqué de deux tours hautes de cinq étages et appelées pylônes. Ceux-ci étaient décorés de bas-reliefs du haut en bas. En haut du portail, on apercevait les armoiries du royaume : une sphère ailée autour de laquelle étaient enroulés deux serpents. Les bas-reliefs représentaient d’une part Ramsès le Grand, tenant dans la main une hache levée, d’autre part ils figuraient un sacrifice religieux.

Ces pylônes imposants, ce portail massif, ces bas-reliefs où la piété côtoyait la cruauté, créaient une impression quelque peu effrayante. On éprouvait le sentiment qu’il était difficile de pénétrer dans ces murs, pénible d’y vivre et impossible d’en sortir.

Le portail franchi, on entrait dans une vaste cour parsemée d’orangers, de palmiers et de cèdres. Au centre de la cour jaillissait une fontaine ; les allées étaient recouvertes de sable de couleur. Des fonctionnaires marchaient de tous côtés en se parlant à voix basse.

De la cour, on avait accès à une grande salle soutenue par douze colonnes ; de petites fenêtres dans les murs et une grande ouverture dans le plafond laissaient passer une lumière tamisée. Il y faisait frais et presque sombre ; on distinguait cependant des fresques murales représentant des scènes de guerre ou de sacrifices religieux. Les couleurs de ces peintures étaient très vives, et se composaient essentiellement de vert, de rouge et de bleu.

Dans le fond de la salle, debout sur la mosaïque colorée, se tenaient des prêtres et de hauts fonctionnaires, vêtus de blanc et les pieds nus. Il y avait aussi là le ministre Herhor et deux généraux : Nitager et Patrocle. Le pharaon les avait convoqués ce matin-là.

Ramsès XII était encore dans sa chapelle, priant les dieux. Les dignitaires qui l’attendaient semblaient inquiets et abattus. Seul Herhor paraissait indiffèrent et Patrocle impatient. Nitager troublait de temps à autre le silence de sa voix sonore. À chacune de ses interventions, les courtisans se regardaient, offusqués, et leurs regards semblaient dire :

« Il faut excuser ce rustre qui passe sa vie à combattre les barbares… »

Soudain, un bruit d’armes retentit. Deux rangées de soldats, coiffés de casques dorés et tenant à la main leur glaive nu, pénétrèrent dans la salle, suivis de prêtres. Enfin apparut le pharaon, porté sur un trône et entouré de volutes d’encens.

Le maître de l’Égypte, Ramsès XII, était un homme d’environ soixante ans, au visage fatigué. Il était vêtu d’une toge blanche et portait sur la tête une toque rouge et blanche, ornée d’un serpent ; il tenait une longue canne à la main.

À son entrée, les assistants se prosternèrent. Seul Patrocle, le Grec, se contenta de mettre un genou à terre et se releva aussitôt. Une litière s’arrêta sous le baldaquin surmontant le trône en bois d’ébène. Le pharaon descendit lentement et s’assit sur le trône. À sa droite vint se placer un scribe, à sa gauche un juge, tous deux coiffés d’immenses perruques.

Sur un signe du pharaon, les assistants s’agenouillèrent sur le sol, et le scribe prit la parole.

– Maître et seigneur, ton serviteur Nitager, qui garde nos frontières orientales, est venu t’apporter ses hommages et le tribut des peuples vaincus : un vase de porphyre plein d’or, du bois précieux, trois cents bœufs et cent chevaux.

– C’est là un misérable tribut, dit Nitager. De vrais trésors, nous en trouverons sur les bords de l’Euphrate où des rois orgueilleux méritent qu’on leur rappelle les temps de Ramsès le Grand…

– Réponds à Nitager, dit le pharaon au scribe, que ses paroles seront prises en considération, et demande-lui ce qu’il pense de mon fils et successeur qu’il a rencontré hier près de Pi-Bailos ?

– Mon maître, dit le scribe, te demande…

Soudain, à l’indignation des courtisans, le général l’interrompit.

– J’ai fort bien entendu ce que mon maître a dit… Son interprète devait être l’héritier du trône et non toi, grand scribe !

Le scribe regarda Nitager avec effroi, mais le pharaon intervint.

– Nitager a raison, dit-il.

Le ministre de la guerre fit un profond salut.

Le juge dit aux prêtres, aux soldats et aux fonctionnaires qu’ils pouvaient se retirer, et il quitta lui-même la salle, suivi du scribe. Le pharaon, Herhor et les deux généraux restèrent seuls.

– J’ai une plainte à formuler, dit Nitager. Ce matin, le prêtre qui m’a introduit auprès de toi m’a ordonné de laisser mes sandales dans l’antichambre. Or, chacun sait qu’il y a vingt ans déjà tu m’as accordé la faveur de me présenter chaussé devant toi.

– Tu as raison, dit le pharaon. Un certain désordre règne depuis quelque temps à ma Cour.

– Dis un seul mot, maître, et mes vétérans remettront l’ordre, s’écria Nitager.

Sur un signe de Herhor, des serviteurs avaient apporté des sandales et chaussé Nitager ; ils placèrent également des tabourets pour le ministre et les généraux.

Lorsqu’ils furent assis, le pharaon demanda :

– Dis-moi, Nitager, crois-tu que mon fils deviendra un bon chef ? Parle franchement !

– Écoute-moi, maître : je te le jure sur les cendres de mes ancêtres, ton fils deviendra un grand guerrier. Quoique jeune encore, il a su rassembler ses troupes, les équiper et les mettre en route. Mieux encore : lorsque je lui eus barré la route, il a brillamment conduit ses soldats à l’attaque. Tu verras, il vaincra les Assyriens, or il le faut, si nous ne voulons pas que nos fils les aperçoivent un jour sur les rives du Nil.

– Quel est ton avis, Herhor ? demanda le pharaon au ministre.

– Je pense qu’en ce qui concerne les Assyriens, les soucis de Nitager sont prématurés. Nous ne sommes pas encore remis de nos récentes campagnes : nous devons reconstituer des forces avant d’en entreprendre de nouvelles. Quant à l’héritier du trône, Nitager a raison lorsqu’il dit que ce jeune prince a des qualités de chef : il est rusé comme un renard et violent comme un lion. Mais il a commis hier de nombreuses erreurs…

– Qui n’en commet pas ? intervint Patrocle qui, jusque-là, avait gardé le silence.

– Le prince, continua le ministre, a bien conduit ses troupes mais il a négligé l’état-major, ce qui nous a valu de nous faire surprendre par Nitager.

– Ramsès comptait peut-être sur ta présence pour l’aider ? demanda Nitager.

– On ne doit jamais compter sur personne, lorsqu’il s’agit de la guerre, répondit Herhor.

– Mais si tu n’avais pas forcé l’année à quitter la route et à prendre ce ravin, à cause de deux scarabées… dit Patrocle.

– Tu es un étranger et un païen de surcroît, coupa Herhor, c’est pourquoi tu parles ainsi. Nous, Égyptiens, savons que lorsque l’armée et le peuple cesseront d’honorer le scarabée, ce sera le début de l’anarchie.

– L’armée est là pour maintenir l’ordre ! intervint Nitager.

– Quelle est, en définitive, ton opinion sur le prince ? demanda le pharaon à Herhor.

– Maître et seigneur, répondit le ministre, donne à Ramsès une chaîne en or et dix talents, mais ne lui confie pas encore le corps d’armée Menfi. Il est trop jeune et trop inexpérimenté pour ce commandement. Le crois-tu l’égal d’un Patrocle ou d’un Nitager ?

Le pharaon mit une main sous le menton, se recueillit, et dit :

– Allez en paix. Je ferai ce que me conseillera la sagesse et la justice.

Les dignitaires firent un profond salut et Ramsès s’éloigna en direction de ses appartements.

Lorsque les deux généraux se retrouvèrent seuls dans l’antichambre, Nitager s’adressa à Patrocle :

– Je vois, dit-il, qu’ici les prêtres règnent en maîtres. Mais aussi quel homme habile, ce Herhor ! Il l’a emporté sur nous avant que nous n’ayons pu ouvrir la bouche… Et le prince n’aura pas son corps d’armée !

– Il m’a si bien flatté que je n’ai pas osé intervenir, dit Patrocle.

– D’ailleurs, il a quelque peu raison, car il voit loin : à la suite du prince, de jeunes damoiseaux, de ceux qui vont à la guerre accompagnés de danseuses, s’introduiraient dans l’armée ; le prince leur confierait les postes les plus élevés, ce qui mécontenterait les vieux officiers. La discipline des troupes s’en trouverait ébranlée et leur combativité réduite… Oui, Herhor est un sage !

– Pourvu que sa sagesse ne nous coûte pas plus cher que l’inexpérience de Ramsès, murmura le Grec.

Le pharaon avait gagné son cabinet de travail, après avoir traversé de nombreuses pièces aux murs couverts de fresques ; des prêtres se tenaient à toutes les portes. Le cabinet lui-même était une pièce haute de deux étages, aux murs d’albâtre sur lesquels les événements marquants du règne de Ramsès XII étaient représentés par des peintures colorées et dorées. Il y avait dans la salle un autel en forme de pyramide tronquée, les armes du pharaon, des fauteuils finement sculptés et des tables couvertes de menus objets.

Lorsque le pharaon entra, un des prêtres alluma de l’encens devant lui. Puis l’héritier du trône fut annoncé. Il entra d’un pas rapide et salua profondément son père. L’inquiétude se lisait sur son visage.

– Je suis heureux de te voir revenu en bonne santé, erpatrès, dit le pharaon.

– Sois béni éternellement, répondit le prince.

– Mes conseillers viennent de m’entretenir de ton zèle et de ton habileté, continua le pharaon.

Le prince écoutait avidement, le regard fixé sur le visage du pharaon.

– Tu recevras donc ta récompense, poursuivit celui-ci. Je te donne un collier, dix talents et deux régiments grecs.

Le prince semblait stupéfait, il demanda d’une voix sourde :

– Et le corps d’armée ?

– Dans un an, nous referons des manœuvres et, si tu les exécutes sans erreur aucune, tu recevras le commandement que tu convoites.

– C’est Herhor qui a voulu me nuire ! cria le prince, maîtrisant mal sa colère.

Il regarda autour de lui et ajouta :

– J’aimerais tant pouvoir te parler seul à seul, père… Mais il y a toujours tant d’étrangers autour de nous…

Le pharaon fit un geste et tout son entourage disparut.

– Qu’as-tu à me dire ?

– Une seule chose, père. Herhor est mon ennemi ; il m’a calomnié auprès de toi et m’a infligé l’humiliation de me voir refuser le commandement.

– Herhor est mon fidèle serviteur et ton fidèle ami. C’est grâce à lui que tu es héritier du trône. C’est moi, et moi seul, qui n’ait pas voulu confier un corps d’armée à un chef qui s’est laissé encercler…

– Mais j’ai rétabli la jonction avec mes troupes ! s’écria le prince, accablé. Et si Herhor ne m’avait pas fait contourner deux scarabées…

– Tu aurais donc voulu qu’un prêtre négligeât la religion en présence des troupes ?

– Sache, père, dit Ramsès d’une voix tremblante, que pour ne pas déranger les scarabées, on a détruit un canal en construction et tué un homme.

– Cet homme s’est pendu lui-même !

– À cause de Herhor.

– Dans les régiments que tu as si bien rassemblés, trente hommes sont morts d’épuisement et plusieurs centaines sont malades.

Le prince baissa la tête.

– Ramsès, dit le pharaon, tes paroles ne sont pas celles d’un grand seigneur, mais d’un homme irrité. Or, la colère n’est pas sœur de la justice.

– Mais, mon père, si la colère m’emporte, c’est parce que je vois la malveillance de Herhor et des prêtres à mon égard.

– Tu es toi-même petit-fils d’archiprêtre, et ce sont les prêtres qui t’ont élevé… Tu connais mieux leurs secrets qu’aucun autre prince ne les a jamais connus.

– J’ai pu aussi mesurer leur orgueil insensé et leur soif du pouvoir. Et comme ils savent que j’y mettrai fin, ils sont mes ennemis dès à présent. Herhor ne veut pas me confier même un corps d’armée, car il veut commander l’armée entière !

Le prince s’arrêta, effrayé d’en avoir trop dit. Mais le pharaon leva sur lui son regard clair et dit calmement :

– C’est moi qui gouverne le pays et commande l’armée, et c’est de moi qu’émanent tous les ordres. J’exerce la justice et je me penche sur le sort de mon peuple, de mes ministres, de mon successeur… Il se trompe lourdement, celui qui croit que j’ignore la moindre des intrigues qui m’entourent.

– Si tu avais pu voir de tes propres yeux le déroulement des manœuvres, père…

– Peut-être aurais-je vu, coupa le pharaon, un chef qui abandonne son armée au moment décisif et poursuit une jeune Juive dans les buissons… Mais je veux ignorer de telles broutilles.

Le prince se jeta aux genoux de son père.

– Tutmosis t’en a parlé, seigneur ?

– Tutmosis est un enfant, tout comme toi. Il fait des dettes, se croyant déjà chef d’état-Major de ton corps d’armée et il s’imagine que l’œil du pharaon ne le voit pas dans le désert…

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