Chapitre VII

Quelques jours plus tard, le prince Ramsès fut convoqué par sa mère, la reine Nikotris, deuxième épouse du pharaon et première dame d’Égypte.

Elle était bien digne d’être la mère d’un roi. Grande, aux formes opulentes, très belle encore malgré ses quarante ans, elle était surtout remarquable par la majesté qui émanait d’elle malgré ses vêtements d’une extrême simplicité.

La reine reçut son fils dans une pièce au sol de faïence. Elle se tenait assise dans un fauteuil sculpté, sous un palmier. Un petit chien était étendu à ses pieds et une esclave noire agitait un éventail au-dessus d’elle. L’épouse du pharaon était couverte d’une cape de mousseline brodée d’or ; sur sa perruque brillait un diadème décoré de bijoux en forme de lotus.

Le prince fit, en entrant, un grand salut que la reine lui rendit. Puis elle demanda :

– Pourquoi, Ramsès, m’as-tu demandé de te recevoir ?

– Depuis deux jours, mère, j’attends cet instant !

– Je savais que tu étais fort occupé ; je l’étais aussi. Aujourd’hui, nous pourrons parler à notre aise.

– Mère, ta froideur me glace comme le vent nocturne du désert, au point que je n’ose plus te soumettre ma requête…

– Tu as sans doute besoin d’argent ?

Accablé, Ramsès baissa la tête.

– Combien te faut-il ? demanda la reine.

– Quinze talents.

– Mais, s’écria la reine, il y a quelques jours à peine, tu as reçu dix talents du trésor royal !

Puis, se tournant vers l’esclave noire, elle ajouta :

– Va donc te promener dans le jardin, mon enfant.

Quand ils furent seuls, elle reprit :

– Ta Juive est donc si exigeante ?

Ramsès rougit, mais ne leva pas la tête.

– Tu sais bien que ce n’est pas d’elle qu’il s’agit, répondit-il. J’ai promis aux soldats une récompense, et je suis incapable de la leur donner.

La reine dévisagea son fils en silence.

– Il en est toujours ainsi, dit-elle enfin, lorsque le fils agit sans consulter sa mère. J’avais justement l’intention de te donner une esclave phénicienne que j’ai reçue de Tyr et qui a dix talents de dot… Mais tu as préféré la Juive…

– Elle me plaît ! Tu ne trouveras d’aussi belle femme ni parmi tes esclaves, ni même parmi les épouses du pharaon !

– Mais elle est Juive !

– Tu es prévenue contre elle, mère, et j’en souffre… Sais-tu qu’il est faux que les Juifs mangent du porc et tuent les chats ?

La reine sourit.

– Tu parles comme un enfant, dit-elle en haussant les épaules, et tu oublies les paroles de Ramsès le Grand : « le peuple jaune est plus nombreux et plus riche que nous ; nous devons le combattre, mais prudemment, de peur qu’il ne devienne plus puissant encore. » Il me semble, vois-tu, qu’une fille de ce peuple-là ne convient guère pour maîtresse à l’héritier du pharaon.

– Les paroles de Ramsès le Grand s’appliquent-elles à la fille d’un pauvre régisseur ? s’écria le prince. Et puis, où vois-tu des Juifs chez nous ? Ils ont quitté l’Égypte il y a trois siècles et fondé un ridicule petit État gouverné par des prêtres…

– Je vois, dit la reine en fronçant les sourcils, que ta Juive ne perd pas son temps. Or, n’oublie pas que les Juifs ont emporté d’Égypte plus de biens que n’en valait le travail de plusieurs générations ; ils ont aussi pris notre or, notre religion et nos lois, qu’aujourd’hui ils considèrent comme leurs. Sache enfin, ajouta-t-elle avec force, que les filles de ce peuple préfèrent la mort à la couche d’un étranger. Et s’il arrive qu’elles se donnent à un ennemi, c’est toujours à une fin politique ou dans l’intention de le tuer…

– Ce sont là des légendes que colportent les prêtres, mère ! Ils craignent de voir approcher du trône des hommes d’une autre religion, susceptibles de servir le pharaon contrairement à leurs intérêts…

La reine se leva. Elle semblait au comble de l’étonnement et observait son fils avec attention.

– C’est donc bien vrai, ce qu’on m’a dit : tu es l’ennemi des prêtres, toi leur disciple préféré !

– Je porte encore sur le dos la trace de leurs coups, répondit le prince.

– Mais ton aïeul, mon père, était archiprêtre, et il possédait dans le pays une grande autorité !

– C’est bien parce que mon grand-père était puissant et que mon père l’est que je ne veux pas, moi, tomber sous la coupe de Herhor !…

– C’est ton grand-père lui-même qui l’a appelé aux fonctions qu’il exerce !

– Je l’en démettrai, moi !

La reine haussa les épaules.

– Et tu veux commander un corps d’armée ? dit-elle avec tristesse. Mais tu as l’allure d’une femme capricieuse bien plus que d’un chef !

– Comment cela ? interrompit le prince, se retenant pour ne pas laisser éclater sa colère.

– Je ne reconnais pas mon fils, continua la reine. Je ne vois pas en toi le futur maître de l’Égypte… La dynastie, lorsque tu l’incarneras, sera semblable à une embarcation désemparée sur le Nil… Tu chasseras les prêtres de la Cour, et qui te servira ? Qui surveillera la Basse et la Haute Égypte, les frontières, les Cours étrangères ? Or, le pharaon doit tout savoir et tout connaître…

– Les prêtres seront mes serviteurs, pas mes ministres !

– Ils sont tes meilleurs serviteurs. Grâce à leurs prières, ton père règne depuis trente-trois ans et évite des guerres qui pourraient être fatales…

– Aux prêtres !

– Au pharaon, au pays ! coupa la reine. Sais-tu quel est l’état du trésor qui vient de te verser dix talents et auquel tu en demandes encore quinze autres ? Sais-tu que les prêtres enlèvent aux temples leurs trésors pour aider l’État ? Sans eux, les biens royaux seraient déjà aux mains des Phéniciens.

– Une seule guerre victorieuse renflouera le trésor !

La reine éclata de rire.

– Décidément, Ramsès, tu es encore si jeune qu’on ne peut même pas te tenir rigueur de tes paroles impies ! Je t’en prie, occupe-toi de tes régiments grecs, débarrasse-toi au plus vite de cette Juive, et quant aux problèmes politiques… laisse-les nous !

– Pourquoi dois-je me débarrasser de Sarah ?

– Parce que si elle te donne un fils, de nouvelles complications surgiront, et il y en a déjà suffisamment. Les prêtres, tu peux les détester, du moment que tu ne les injuries pas en public. Ils savent qu’ils doivent pardonner beaucoup à l’héritier du trône, surtout s’il est d’un caractère emporté. Le temps apaisera tout cela, pour le plus grand bien de la dynastie et de l’État, conclut la reine.

Le prince réfléchissait. Soudain, il demanda :

– Je ne puis donc pas compter sur le trésor pour me fournir de l’argent ? demanda-t-il.

– En aucun cas. Aujourd’hui déjà, on aurait dû cesser tout paiement si Tyr n’avait pas envoyé quarante talents.

– Que vais-je dire à l’armée ? dit Ramsès soucieux.

– Éloigne ta Juive et demande de l’argent aux prêtres… Ils t’en prêteront peut-être…

– Jamais ! Je préfère emprunter aux Phéniciens !

– Tu feras ce que tu voudras. Mais je te préviens que tu devras fournir d’importantes garanties et, une fois aux mains des Phéniciens, tu ne leur échapperas pas… Ils sont encore plus habiles que les Juifs.

– Une partie de mes revenus suffira pour rembourser cette dette.

– C’est ce que nous verrons. J’aurais sincèrement voulu t’aider, mais je ne le puis… dit la reine avec tristesse, en écartant les bras. Fais donc comme tu l’entends, mais n’oublie pas que les Phéniciens sont les rats de nos greniers…

Ramsès semblait hésiter à partir.

– As-tu encore quelque chose à me dire ? demanda la reine.

– Je voulais te demander… Il me semble, mère, que tu as des projets en ce qui me concerne… Quels sont-ils ?

La reine lui caressa le visage avec douceur.

– Plus tard, dit-elle. Pour le moment, tu es libre comme tout jeune noble égyptien. Profites-en. Mais viendra le temps, Ramsès, où tu devras prendre femme, avoir des enfants qui seront de sang royal, un fils qui sera ton héritier… Je pense déjà à ce temps-là.

– Et qu’as-tu projeté ?

– Rien de précis encore. Je pense seulement qu’il serait politiquement habile que tu épouses la fille d’un prêtre.

– Celle de Herhor, peut-être ? demanda le prince en souriant.

– Et pourquoi pas ? Herhor sera bientôt archiprêtre de Thèbes, et sa fille n’a que quatorze ans.

– Et elle serait heureuse de prendre auprès de moi la place de la Juive ? demanda ironiquement Ramsès.

– Tu devrais d’abord t’efforcer de faire oublier tes erreurs…

– Adieu, mère, je pars, dit Ramsès, coupant net à l’entretien. J’entends ici des choses si étranges que je crains de voir le Nil remonter vers ses sources ou les pyramides changer de place…

– Ne blasphème pas, mon enfant, murmura la reine, avec de la crainte dans le regard. On a vu dans ce pays, des prodiges plus étranges encore…

– Tu parles des murs du palais royal qui ont des oreilles ? railla Ramsès.

– Je parle des pharaons morts au bout de quelques mois de règne, et des dynasties tombées subitement…

– Ces pharaons-là avaient négligé l’épée pour l’encensoir, répliqua le prince.

Il salua sa mère et sortit.

Lorsque le bruit de ses pas se fut éteint, le visage de la reine changea d’expression : il se couvrit d’une grande tristesse et ses yeux se remplirent de larmes.

Elle courut s’agenouiller devant la statue d’Isis et, ayant couvert d’encens les charbons ardents, elle se mit à prier :

– Isis, qui fait naître toutes créatures, qui protèges les récoltes, aie pitié de mon fils ! Que ton nom soit vénéré aussi longtemps que nos temples se mireront dans le Nil !

La reine toucha le sol du front. À ce moment, elle entendit au-dessus d’elle un murmure.

– La voix du juste est toujours entendue.

Elle se leva d’un bond et regarda autour d’elle. Il n’y avait personne dans la pièce. Aux murs, les fleurs peintes semblaient lui sourire et la déesse la regardait avec douceur du haut de son autel.

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