Chapitre XIV

À la mi-septembre, le Nil atteignit son niveau maximum. Dans les jardins avait commencé la cueillette des dattes et des olives, et les arbres fleurissaient à nouveau.

À cette époque, le pharaon Ramsès XII quitta son palais de Memphis et se rendit à Thèbes, accompagné d’une suite nombreuse et brillante, afin de remercier les dieux de l’abondance des crues et de déposer des présents sur les tombeaux de ses ancêtres. Avant son départ, il prit aimablement congé de son fils mais confia les affaires du royaume à Herhor.

Ramsès ressentit douloureusement ce manque de confiance. Il s’enferma dans son palais et n’en sortit pas trois jours durant. Puis il alla séjourner chez Sarah, pour éviter de rencontrer Herhor et aussi pour agacer sa mère qu’il rendait responsable de tous ses malheurs.

Dès le lendemain, Tutmosis le rejoignit. Sa barque était suivie de deux autres remplies de musiciens, de danseuses, de boissons, de fleurs et de vin. Mais le prince renvoya les femmes et les musiciens et, prenant Tutmosis à part, il lui dit :

– C’est sans doute ma mère qui t’a envoyé pour me distraire de Sarah ? Eh bien, je te charge de lui dire que même si Herhor devenait héritier du trône, je ne ferai que ce qui me plaira… Je connais ces procédés : aujourd’hui on veut m’enlever Sarah, demain on s’en prendra à mon pouvoir !… Mais je leur montrerai que je ne renonce jamais à rien !

Manifestement, le prince était irrité. Aussi, Tutmosis se contenta-t-il de hausser les épaules.

– La colère t’égare, dit-il. Comment peux-tu t’étonner que les prêtres soient mécontents de te voir lier ta vie à celle d’une étrangère d’une autre croyance ? Il est vrai que Sarah leur déplaît, d’autant plus que tu ne t’intéresses qu’à elle ; si tu avais plusieurs maîtresses, comme tous les jeunes nobles, personne ne prêterait attention à cette Juive. Mais, en dehors de cela, que t’ont-ils fait de mal, les prêtres ? Rien. Au contraire, l’un d’entre eux a sauvé ta maison !

– Et ma mère ? demanda Ramsès.

Tutmosis se mit à rire.

– Ta sainte mère, dit-il, t’affectionne plus que tout au monde. Elle non plus n’aime pas Sarah… Elle m’a même proposé de te la reprendre. Elle plaisantait, aussi ai-je répondu par une plaisanterie : « Ramsès m’a bien donné une meute et deux chevaux syriens qui l’avaient lassé, ai-je dit ; il finira par me céder aussi sa maîtresse… »

– N’y compte pas ! Je ne donnerai jamais Sarah à personne, ne fût-ce que parce que mon attachement pour elle m’a valu la disgrâce de mon père…

– Tu te trompes, dit Tutmosis ; tu te trompes à tel point que ton aveuglement m’effraie. Vraiment, n’aurais tu pas compris les raisons de ta disgrâce ?

– Non, vraiment pas.

– C’est grave… Tu ne sais donc pas que depuis la fin des manœuvres, tous les soldats, et plus spécialement les Grecs, boivent à ta santé dans toutes les auberges du pays ?

– Il n’y a aucun mal à cela.

– Il n’y en aurait aucun, en effet, s’ils ne racontaient pas, à qui veut l’entendre, qu’une fois devenu pharaon, tu commenceras une grande guerre qui entraînera de grands changements en Égypte… Quels changements ? Qui, du vivant du pharaon, ose parler des projets de son successeur ?

Le visage du prince s’assombrit.

– Et ce n’est pas tout, continua Tutmosis. Sais-tu que les paysans disent que tu as fait libérer des coupables et que lorsque tu accéderas au trône, tu supprimeras tous les impôts ? Or, il est notoire que chaque fois que les paysans parlent d’injustice et d’impôts, des troubles éclatent et, ou bien l’ennemi extérieur en profite pour nous attaquer, ou bien c’est la révolution… Tu vois le danger qu’il y a à faire des promesses imprudentes. Les prêtres ont d’ailleurs leur idée à ce sujet…

– Ah oui ?

– Oui. L’un d’entre eux, qui passe sa vie à observer les astres, a imaginé la prophétie suivante : le pharaon est le soleil, et l’héritier du trône la lune. Lorsque celle-ci suit l’astre solaire, il fait clair le jour et clair la nuit. Mais quand la lune se rapproche trop du soleil, elle disparaît et les nuits deviennent sombres ; et s’il arrive qu’elle se mette devant lui, c’est l’éclipse et le monde est plongé dans le trouble.

– Et ces bêtises arrivent aux oreilles du pharaon ? demanda Ramsès. Pauvre de moi !

– Le pharaon sait tout. Mais il ne s’abaisse pas à écouter les cris des soldats ivres ni les murmures des paysans. Il sait que tout Égyptien donnerait sa vie pour lui, et toi le premier !

– Sans aucun doute ! répondit le prince d’un air soucieux. Mais, continua-t-il, une chose est certaine : les prêtres me calomnient et veulent me faire du tort. Ainsi, disent-ils que je diminue l’autorité royale en faisant libérer des innocents ! Herhor, lui, peut impunément exercer le pouvoir et reléguer mon père aux fonctions religieuses !

Tutmosis l’interrompit.

– Tais-toi ! Chacune de tes paroles est un blasphème ! Le pharaon, et lui seul, gouverne le pays. Herhor n’est que son serviteur ! D’ailleurs, tu t’en apercevras un jour toi-même.

Le prince s’assombrissait de plus en plus. Tutmosis prit congé de lui, remonta dans sa barque et, après avoir bu une grande coupe de vin, se plongea dans ses réflexions :

« Dieu merci, je n’ai pas le même caractère que Ramsès. Alors qu’il a tout pour être heureux, il est le plus malheureux des hommes ! Il pourrait avoir les plus belles femmes de Memphis, et il en garde une seule, rien que pour ennuyer sa mère. Or, en fait, ce n’est pas sa mère qui en pâtit, mais les jeunes filles et les épouses vertueuses qui voudraient que l’héritier du trône, si beau garçon par surcroît, leur ôtât leur vertu ou les entraînât à l’infidélité… Il pourrait se baigner dans le meilleur des vins, et il préfère la bière et les gâteaux à l’ail… D’où tient-il ces goûts de rustre ?

» Ah ! Ramsès, soupirait Tutmosis, tu n’attaches même pas d’importance à la mode ! Nous portons depuis un an les mêmes tabliers ! Les perruques disparaissent, parce que tu n’en portes pas ! Et tout cela à cause de cette maudite politique !… »

L’élégant Tutmosis arrosait d’excellent vin ces pensées mélancoliques. Aussi, en arrivant à Memphis, il s’endormit et ses serviteurs durent le porter à sa litière.

De son côté, Ramsès avait été impressionné par les paroles de son ami. Son éducation le faisait pencher vers le scepticisme, et il savait tout ce qui se cachait derrière les pratiques religieuses des prêtres. Il avait vu battre le bœuf Apis, devant lequel se prosternait toute l’Égypte ; il n’ignorait pas que les prêtres eux-mêmes doutaient de l’existence des esprits. Il savait aussi que son père, Ramsès XII, vénéré comme un dieu incarné et comme le maître tout-puissant du monde, n’était en fait qu’un vieil homme malade soumis au pouvoir des prêtres. Tout cela, Ramsès le savait et il en riait bien souvent lui-même, mais il avait conscience du fait que personne ne pouvait se permettre de plaisanteries sur la personne du souverain. Il connaissait l’histoire de l’Égypte et se souvenait que bien des choses y avaient été pardonnées à des puissants. Seuls deux délits restaient impardonnables : trahir les secrets religieux et trahir le pharaon. Celui qui s’était rendu coupable d’un de ces crimes disparaissait un beau jour sans laisser de traces et personne n’osait même demander ce qu’il était devenu.

Or, Ramsès sentait qu’il s’engageait sur la pente dangereuse depuis que son nom courait sur les lèvres des soldats et des paysans, depuis qu’on lui prêtait des intentions de changements dans l’État et des projets de guerre. Lorsqu’il serait devenu pharaon, il pourrait tout se permettre ; mais, en attendant ce jour, il devait se tenir sur ses gardes et éviter qu’on pût l’accuser de trahison ou de complot contre l’État.

Ramsès remuait ces inquiétantes pensées, assis sur un banc de pierre dans le jardin de Sarah, et contemplant le paysage. L’eau du Nil baissait lentement et elle était devenue d’une limpidité cristalline. Mais le paysage faisait encore penser à une mer couverte d’îlots où poussaient des arbres et se dressaient des habitations.

Soudain, le prince entendit derrière lui un bruissement de feuillage et deux mains se posèrent délicatement sur ses épaules.

– Qu’y a-t-il, Sarah ? demanda Ramsès sans se retourner.

– Tu es triste, me semble-t-il, et cela m’afflige. J’étais si heureuse que tu viennes habiter chez moi ! Mais depuis deux jours que tu es là, je ne t’ai pas encore vu sourire. Tu ne me parles pas, et la nuit tu me négliges ; je t’entends seulement soupirer.

– J’ai des soucis.

– Dis-moi lesquels. Partagée, la peine paraît moins lourde.

Ramsès l’enlaça et la fit asseoir à côté de lui.

– Quand un paysan est en retard pour sa récolte, dit-il, sa femme l’aide. Mais la femme ne peut pas toujours venir en aide à l’homme…

– Tu crois vraiment ?

– Mes soucis, vois-tu, continua Ramsès, sont de telle sorte que même une femme aussi belle et aussi sage que ma mère est impuissante à les écarter.

– Dis-moi, quels sont-ils ? demanda Sarah avec tendresse, en se blottissant contre le prince.

– Jamais un homme n’a réussi de grandes choses grâce à une femme, murmura Ramsès.

– Une femme qui aime comme je t’aime peut beaucoup ! insista Sarah.

– Je sais que tu m’aimes… Tu ne m’as jamais rien demandé ; tu es douce et silencieuse ; tes caresses et tes baisers sont merveilleux ; tu es belle entre toutes, et vraiment remarquable par tes qualités. Mais, malgré tout cela, que peux-tu contre mes soucis ? Peux-tu me faire nommer chef de l’armée, ou nomarque de Basse-Égypte ? Le peux-tu ?

Sarah baissa la tête.

– Tu as raison, je ne peux rien ! soupira-t-elle.

– Mais si, sourit Ramsès. Tu peux beaucoup : tu sais danser, m’as-tu dit. Enlève donc cette robe, habille-toi de mousseline vaporeuse comme les danseuses phéniciennes, et danse pour moi, et séduis-moi comme elles savent le faire…

Sarah se dressa.

– Tu fréquentes ces filles ? Avoue-le ! Dis-moi que tu me trompes ! Puis renvoie-moi chez mon père, dans le désert !

– Calme-toi, Sarah, répondit le prince en caressant les cheveux de la jeune femme. Tu sais bien que je vois souvent ces danseuses à des banquets ou aux cérémonies religieuses. Mais elles n’existent pas, à côté de toi ! Tu as un corps divin, alors que les leurs ont des défauts ; elles sont trop grasses, ou ont de vilaines mains, ou encore des cheveux affreux… Aucune d’elles n’est comparable à toi ! Si tu étais égyptienne, les temples te demanderaient de marcher en tête des processions…

– Nous, Juives, ne pouvons porter de robes indécentes !

– Ni chanter non plus, ni danser ? Mais alors, pourquoi as-tu appris tout cela ?

– Chez nous, les femmes dansent pour honorer le Seigneur, et non pour éveiller le désir chez les hommes ! Mais si tu le veux, je puis chanter pour toi.

Elle entra dans la maison, et en ressortit aussitôt, suivie d’une petite fille portant une harpe.

– Qui est cette enfant ? demanda Ramsès. Il me semble l’avoir déjà vue…

– C’est ma cousine Esther, répondit Sarah. Elle habite chez moi, mais elle a peur de toi et n’ose se montrer.

– Tu peux t’en aller, fillette ! dit Ramsès à Esther qui le regardait avec des yeux effrayés. Elle est juive elle aussi ? demanda-t-il. Et ce domestique qui me regarde avec des yeux si humbles, c’est aussi un homme de ta race ?

– C’est Samuel, un de mes cousins. Il remplace le Noir auquel tu as donné la liberté. Je puis choisir librement mes domestiques, n’est-ce pas ?

– Bien sûr. Mais, dis-moi, le gardien des étables aussi est juif, me semble-t-il. Il a le teint jaune et le regard humble…

– C’est Ezéchiel, mon seigneur. Et tous te sont dévoués !

– Vraiment ? Eh bien, tant mieux ! Chante, maintenant !

Sarah s’assit par terre, aux pieds du prince, et se mit à chanter, en s’accompagnant à la harpe :

Nul n’est exempt de peines ni de soucis… Nul ne passe sa vie sans rencontrer de vicissitudes. L’homme naît et meurt dans les larmes.

Elle continua ainsi un long moment. Lorsqu’elle se tut, Ramsès lui dit :

– Vous, Juifs, vous êtes un peuple triste. Si nous vous ressemblions, personne ne rirait sur les rives du Nil ! Mais notre monde est autre : chez nous, l’homme peut tout, à condition de le vouloir. Nos dieux n’aident pas les incapables, et ne descendent sur terre que lorsque l’homme a épuisé tous ses moyens. Ainsi, le dieu Amon vint aider Ramsès le Grand lorsque celui-ci s’attaqua à un ennemi vingt fois supérieur, et il nous fit remporter la victoire. Mais si le grand Ramsès, au lieu de combattre, avait attendu le secours d’un dieu comme le vôtre, les Hittites régneraient aujourd’hui à Memphis ! Aussi, tes charmes plus que ton chant, Sarah, dissiperont mes soucis. Ce n’est pas en écoutant vos prophètes que je deviendrai un grand roi !

Share on Twitter Share on Facebook