Chapitre XV

Le lendemain, Ramsès envoya son serviteur noir porter des ordres à Memphis. Vers midi, une embarcation remplie de soldats grecs, casqués et cuirassés, accosta près de la maison de Sarah.

Un ordre retentit : seize hommes, armés de boucliers et de javelots, descendirent et se placèrent en deux rangs. Ils allaient se diriger vers la maison lorsqu’un messager du prince vint leur ordonner de rester là. Seul Patrocle, leur chef, était attendu par Ramsès.

Ils demeurèrent donc sur place, telles deux rangées de colonnes étincelant au soleil. Patrocle, coiffé d’un casque à plumes, un manteau pourpre jeté sur les épaules, suivit le messager princier.

Ramsès l’accueillit à l’entrée du jardin. Il ne lui sourit pas comme il le faisait d’habitude, mais lui parla d’un ton froid :

– Je te prie d’annoncer aux soldats de mes régiments, dit-il, que je n’exercerai plus mon commandement aussi longtemps que mon père n’aura pas confirmé ma nomination. En effet, tes hommes se sont permis des paroles injurieuses à mon égard au cours de leurs beuveries. À ce propos, je te signale que les régiments grecs manquent de discipline : ils se permettent, dans des lieux publics, des conversations politiques et parlent d’une guerre possible, ce qui prend des allures de trahison ! Ce sont là des sujets que n’ont le droit d’aborder que le pharaon et ses ministres. Nous, ses soldats et serviteurs, quel que soit notre grade, nous devons nous contenter d’obéir. Voilà ce que j’avais à te dire ; je te prie d’en faire part à mes troupes. Bonne chance !

– Il en sera fait selon ta volonté, erpatrès ! répondit le Grec en s’inclinant.

Il fit un demi-tour sur lui-même et sortit avec raideur.

Des échos des conversations des soldats étaient parvenus jusqu’à lui, mais ce n’est que maintenant qu’il comprenait qu’ils avaient fait du tort à un prince que pourtant ils adoraient. Aussi, en conçut-il un vif mécontentement et, arrivé auprès des soldats qui l’attendaient, il leur cria :

– Soldats grecs ! Tas de vauriens ! Si j’apprends encore que l’un d’entre vous a prononcé, dans une auberge, le nom de l’héritier du trône, je lui casse une cruche sur la tête et je le chasse de l’armée ! J’ai honte de commander à des soldats bavards comme des vieilles femmes ! À l’avenir, vous boirez à la santé du pharaon et du grand Herhor ! Qu’ils vivent !

– Qu’ils vivent ! répondirent les soldats.

Ils s’embarquèrent, mécontents. Mais ils retrouvèrent leur gaieté lorsqu’au bout de quelques instants Patrocle leur fit entonner une chanson vantant la beauté de la fille d’un prêtre qui aimait tant les soldats qu’elle mettait une poupée à sa place dans son lit et allait elle-même passer la nuit avec les hommes de garde devant le palais royal…

Le chant s’élevait, joyeux et rude, et les rames frappaient l’eau avec entrain.

Le soir, une autre barque vînt accoster près du domaine de Sarah. C’était l’administrateur principal des biens du prince que celui-ci avait convoqué. Il le reçut également à l’entrée du jardin.

– J’ai voulu te voir, commença-t-il, pour te signaler que les paysans parlent entre eux de je ne sais quelle suppression d’impôt. Je veux qu’ils sachent que ce n’est pas moi qui réduirai jamais les impôts. Mais s’ils continuent à répandre des nouvelles aussi stupides, gare à eux !

– Fais-leur payer une amende ! suggéra l’administrateur.

– C’est une bonne idée ! admit le prince, après une hésitation.

– Ou bien fais-leur donner des coups de fouet, pour qu’ils se rappellent bien ton ordre divin ! murmura l’administrateur.

– Oui, pourquoi pas ?

– Je voudrais seulement te taire remarquer, seigneur, que si les paysans parlent de suppression d’impôts, c’est sur l’instigation d’un inconnu… Mais depuis quelques jours, les rumeurs ont cessé.

– Dans ce cas, inutile de leur donner du fouet !

– À titre préventif, peut-être ?

– Pourquoi gaspiller du bois ?

– Oh ! Nous n’en manquerons pas !

– Soit, mais alors battez-les modérément. Je ne veux pas qu’on dise que je martyrise mes paysans. S’il y a rébellion, nous devons être impitoyables ; mais soyons cléments quand la chose est possible.

– J’ai parfaitement compris, seigneur, répondit l’administrateur en se retirant.

Ces deux entretiens du prince avec Patrocle et avec son administrateur firent rapidement le tour du pays. Après le départ de son employé, Ramsès bâilla longuement, puis se dit à lui-même :

« J’ai fait ce qui était en mon pouvoir. Pour le reste, on verra bien ! »

Il entendit à ce moment des cris venant des communs. Il aperçut Ezéchiel, le surveillant des valets de ferme, en train de battre un des esclaves. Il lui criait en même temps :

– Tais-toi, pourceau ! Tais-toi donc !

Et le garçon qu’on battait, couché à terre, mettait sa main devant sa bouche pour ne pas crier.

Le premier mouvement du prince fut de se jeter sur Ezéchiel. Mais il se ravisa en pensant :

« C’est ici la propriété de Sarah, et ce Juif est son parent. Que puis-je contre lui ? »

Mais la scène de violence qu’il venait de surprendre lui inspira des réflexions.

« Voilà bien les Juifs, pensait-il. Ils me regardent avec humilité mais battent les domestiques. Seraient-ils tous les mêmes ? »

Pour la première fois, il se surprit à se demander si Sarah ne cachait rien sous son apparente douceur. Il avait quelques raisons de le croire car sa maîtresse changeait depuis un certain temps.

Lorsqu’elle avait aperçu Ramsès pour la première fois dans le vallon de sa ferme, il lui avait plu. Puis, telle la foudre, était tombée sur elle l’écrasante nouvelle ; ce jeune garçon si beau était le fils du pharaon et l’héritier du trône. Quand enfin Tutmosis était venu la demander à son père, Sarah avait sombré dans la plus enivrante des exaltations.

Certes elle tenait déjà à Ramsès plus qu’à tout au monde, mais elle n’eût pu dire qu’elle l’aimait vraiment, à ce moment-là. L’amour a besoin de temps et de liberté pour s’épanouir ; on ne lui avait accordé ni l’un ni l’autre. Elle venait à peine de faire la connaissance du prince que, le lendemain déjà, on l’amenait à lui sans qu’elle pût donner son avis, et elle se trouvait confinée dans cette maison somptueuse mais étrangère qu’il lui avait offerte près de Memphis. Quelques jours plus tard, encore toute à son étonnement et à sa frayeur, ne comprenant pas très bien ce qui lui arrivait, elle devenait la maîtresse de Ramsès. Enfin, avant d’avoir pu reprendre son équilibre, elle s’était trouvée en butte à l’hostilité de la populace. Lorsque, ce jour-là, elle vit Ramsès prêt à la venger, sa crainte augmenta encore : elle était donc aux mains d’un homme puissant qui pouvait impunément faire couler le sang d’autrui, battre et tuer… Elle crut devenir folle en voyant le prince prêt au meurtre. Quelques instants plus tard, le calme rétabli, une parole, une seule, avait suffi à donner une direction nouvelle à ses craintes. Le prince avait arraché le bandeau qui lui ceignait le front et en voyant l’égratignure qu’elle portait il lui avait dit :

– Comme un simple coup peut changer un visage !

En entendant ces mots, Sarah avait oublié sa douleur et sa peur pour ne penser qu’à une chose : elle avait donc changé au point que le prince le remarquait… Et il était le seul à le faire !

L’égratignure avait disparu avec le temps, mais Sarah en gardait une trace dans son esprit. Elle devint jalouse de Ramsès et se mit à craindre qu’il ne l’abandonnât.

Une autre inquiétude la rongeait : elle se sentait l’esclave du prince. Or, elle acceptait d’être son esclave, mais elle voulait qu’au moins, dans les moments de tendresse, il ne la traitât pas en maître et en propriétaire. Elle était sienne tout entière ; pourquoi donc n’acceptait-il pas, lui, d’être un peu à elle et éprouvait-il le besoin de lui rappeler à chaque instant, d’un geste ou d’un mot, qu’un abîme les séparait ? Quel abîme, d’ailleurs ? Ne dormait-il pas dans ses bras ? N’embrassait-il pas sa bouche et sa poitrine avec égarement ?

Un jour, le prince était arrivé accompagné d’un chien. Durant les quelques heures qu’il passa auprès de Sarah, le chien resta couché à ses pieds, là où habituellement se tenait la jeune femme. Lorsqu’elle voulut prendre sa place, le chien se fit menaçant et grogna… Le prince éclata de rire et plongea la main dans la fourrure du chien, tout comme il caressait ses cheveux à elle ; et le chien le regarda dans les yeux tout comme elle le faisait, mais avec cette différence que le regard de la bête était moins soumis…

Elle se mit à haïr cet animal qui lui ravissait sa part de tendresse.

Puis, un jour, le prince lui parla des danseuses phéniciennes. Sarah, alors, laissa éclater sa rancune : comment, il acceptait les caresses de ces femmes sans pudeur ? C’était ignoble ! Ramsès eut beau l’assurer de son amour, Sarah resta méfiante. Elle prit le parti de se concentrer tout entière sur l’amour qu’elle vivait. Le lendemain lui importait peu et lorsqu’elle chantait pour Ramsès ses mélodies tristes et désespérées, elle exprimait bien son état d’âme et son ultime espérance en Dieu. Il suffisait que Ramsès fût près d’elle pour qu’elle se sentît heureuse. Elle n’en demandait pas plus, son bonheur était complet, elle limitait le monde à cet homme et à son amour pour lui. Mais elle voyait bien que le prince avait beau habiter avec elle, se promener en sa compagnie dans le jardin ou sur le Nil, il demeurait tout autant impénétrable et inaccessible que s’il s’était trouvé de l’autre côté du fleuve, dans le domaine royal. Il était avec elle, mais pensait à autre chose, et elle était incapable de deviner à quoi. Il l’embrasait, caressait sa chevelure mais son regard errait sur les pylônes du palais royal ou quelque part au loin, elle ne savait où.

Parfois, il ne répondait même pas à ses questions. Et il la regardait soudain avec surprise comme s’il émergeait d’un lourd sommeil et s’étonnait de la voir à ses côtés…

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