Chapitre XVI

Voilà ce qu’étaient les rares moments d’intimité de Sarah et de son amant. Le prince, en effet, passait la plupart de son temps dans une barque, loin du domaine. Il péchait et chassait le canard sauvage dans les marais couverts de lotus. Mais, même alors, ses rêveries ambitieuses ne le quittaient pas. Il se livrait à un naïf jeu de présages. Visant un oiseau, il se disait :

« Si je l’atteins, je deviendrai un jour un grand pharaon ! »

La flèche partait, l’oiseau tombait en battant des ailes. Satisfait, le prince continuait sa route, visait, tirait, confiant son sort au hasard d’une flèche. Lorsque, fatigué, il rentrait le soir chez Sarah, celle-ci guettait son arrivée avec impatience. Son bain était prêt, du vin et des fleurs l’attendaient sur la table. Le prince souriait à la jeune fille, lui caressait le visage, mais il pensait en regardant les beaux yeux noirs :

« Je me demande si elle battrait les paysans égyptiens comme le font ses cousins, apparemment si humbles ?… Ma mère aurait-elle raison ? »

Une fois, rentrant à l’improviste, il vit un groupe d’enfants qui jouaient gaiement devant la maison. Ils se dispersèrent à son approche avec de grands cris. Ramsès monta sur la terrasse.

– Qui sont ces gosses qui fuient en me voyant ? demanda-t-il à Sarah.

– Ce sont les enfants de tes serviteurs, dit-elle.

– Des Juifs ?

– Ce sont mes frères !

– Dieux ! Quel peuple prolifique ! dit le prince en riant. En voilà encore un, sans doute ? ajouta-t-il en désignant un homme au teint clair qui traversait le jardin.

– C’est Aod, fils de Barath, un de mes parents. Il veut te servir, seigneur. Puis-je l’engager ?

Le prince haussa les épaules.

– Tu es ici chez toi, et tu engages qui tu veux. Mais s’ils se reproduisent tous à cette allure, bientôt ils envahiront Memphis !

– Tu n’aimes donc pas mes frères ? murmura Sarah en regardant Ramsès avec crainte.

Le prince la regarda avec froideur.

– Ils me sont totalement indifférents, dit-il.

Ces petits différends, qui peinaient tant Sarah, ne changeaient en rien l’attitude du prince. Il demeurait tendre et plein d’attentions, bien qu’il portât de plus en plus souvent le regard sur l’autre bord du Nil là où s’élevaient les pylônes du palais.

Un jour, il vit une embarcation portant les insignes royaux approcher de la rive et il put en distinguer les occupants. Il reconnut, sous le baldaquin de pourpre, sa mère entourée des dames de sa Cour et, en face d’elle, Herhor. Ils ne semblaient pas regarder dans sa direction, mais il sentit qu’ils le voyaient.

« Ah ! pensa-t-il, mon auguste mère et ce cher Herhor voudraient me tirer d’ici avant le retour du pharaon ! »

Octobre vint, puis novembre. Le Nil baissait de plus en plus, laissant à nu chaque jour de nouvelles étendues de terre noire. Là où l’eau s’était retirée apparaissaient aussitôt des charrues tirées par des bœufs. Des hommes nus les entouraient ; l’un fouettait les bêtes, un autre jetait le grain.

L’hiver, la meilleure saison en Égypte, commençait.

La température ne dépassait pas quinze degrés, la terre se couvrait de verdure parsemée de fleurs.

Le bateau royal, portant la reine Nikotris et le ministre Herhor, revint plusieurs fois aux abords de la propriété de Sarah. Chaque fois, le prince pouvait observer sa mère qui feignait de parler au ministre sans regarder la rive. Cette indifférence voulue l’irritait.

– Attendez, murmurait rageusement Ramsès, vous verrez que moi non plus, je ne m’ennuie pas !

Et un jour, alors que la barque dorée apparaissait au loin, il fit préparer un bateau à deux places et dit à Sarah qu’ils allaient se promener sur le Nil.

– Jehovah ! s’écria-t-elle, votre mère et le ministre sont là !

– Et ici est l’héritier du trône ! Prends ta harpe et viens !

– Ma harpe ? Mais que ferai-je si la reine veut me parler ?

– Ne sois pas stupide, Sarah. Le ministre et ma mère aiment beaucoup le chant. Peut-être les séduiras-tu avec une de tes mélodies juives. Fais en sorte qu’il y soit question d’amour…

– Je ne connais pas de tels chants ! répondit Sarah.

Mais elle espérait secrètement que sa voix charmerait ces personnages redoutables.

Du bateau royal, on avait aperçu l’héritier du trône qui s’embarquait avec Sarah et se mettait lui-même aux rames.

– Il vient à notre rencontre avec sa Juive ! dit la reine au ministre.

– Le prince a fait preuve de beaucoup de correction à l’égard des soldats et des paysans, et il a montré un grand repentir en s’exilant du palais. Pardonnons-lui cette légère faute de goût… répondit Herhor.

– Ah ! S’il n’était pas, lui aussi, dans cette barque, je la ferais mettre en pièces ! s’écria la reine.

– Le prince ne serait pas le digne descendant des archiprêtres et des pharaons s’il manquait d’audace et de volonté !… Il a prouvé, en tout cas, que dans les situations graves, il sait rester maître de lui, ce qui est rare. S’il veut aujourd’hui nous irriter en exhibant sa maîtresse, cela prouve qu’il souffre de sa disgrâce.

– Une Juive ! murmura la reine en agitant son éventail.

– Je suis tranquille quant à elle, désormais, dit le ministre. C’est une créature ravissante, mais fort stupide, incapable de penser ou d’influencer, si peu soit-il, le prince. Elle n’accepte pas les cadeaux et ne reçoit personne. Peut-être, avec le temps, aurait-elle appris à profiter de sa situation de maîtresse de l’héritier du trône. Mais avant que cela n’arrive, il se sera fatigué d’elle…

– Puisses-tu avoir raison !

– J’en suis sûr. Le prince n’a jamais été épris d’elle comme cela arrive à certains de nos jeunes nobles qu’une intrigante dépouille de leur fortune. Il la traite comme un homme mûr traite une esclave. Qu’elle attende un enfant n’y change rien…

– Comment sais-tu qu’elle est enceinte ? demanda vivement la reine.

– Nous devons tout savoir, sourit Herhor. Tout, même des choses que les intéressés ignorent. D’ailleurs, le secret était mal gardé : Sarah est affligée d’une servante à la langue intarissable, Tafet.

– Ont-ils déjà consulté un médecin ?

– Je te l’ai dit, Sarah ne sait encore rien, et Tafet a si peur que le prince ne se fâche qu’elle tuerait cet enfant si elle le pouvait. Mais nous ne la laisserons pas faire ; ce sera un enfant de sang royal !

– Et si c’est un fils ? Il sera la source de mille ennuis !

– Tout a été prévu, continua le prêtre. Si c’est une fille, nous la doterons et la ferons éduquer comme une fille de sang noble. Si c’est un fils, il deviendra juif.

– Mon petit-fils, un Juif ?

– Écoute-moi ! Nos ambassadeurs rapportent que le peuple d’Israël désire un roi. Ce désir aura mûri d’ici quelques années. À ce moment, nous leur donnerons un souverain !

– Tu prévois tout… dit la reine avec admiration. Je sens que déjà je déteste moins cette femme.

À ce moment, la barque du prince approcha du bateau royal et la reine regarda attentivement Sarah de derrière son éventail.

– Elle est vraiment belle ! dit-elle.

– C’est la deuxième fois que tu le dis, Majesté ! remarqua Herhor.

– Cela aussi, tu le sais ? répliqua en souriant la reine.

Herhor baissa les yeux.

Dans la barque, Sarah s’était mise à chanter d’une voix d’abord tremblante :

 

Israël, ton Dieu est grand !…

– Jolie voix, murmura la reine.

Le ministre écoutait attentivement.

Sa maison est immense et son origine perdue dans les temps… Il est éternel et tout-puissant…

Le chant montait, doux et triste. Charmés, les rameurs laissaient leurs avirons immobiles et le bateau royal glissait au fil de l’eau. Soudain, Herhor se dressa et cria :

– Demi-tour ! Nous rentrons à Memphis !

Les rames frappèrent l’eau, l’embarcation vira sur place et se mit à remonter le fleuve. Le chant de Sarah s’éteignit dans le lointain.

– Pourquoi nous as-tu fait faire demi-tour ? demanda la reine Nikotris.

– Sais-tu, Majesté, quel est ce chant ? demanda Herhor dans le langage secret des prêtres. Cette fille, continua-t-il, cette fille stupide s’est mise à chanter au milieu du Nil une prière qu’il ne nous est permis de réciter que dans le saint des saints de nos temples !

– Il y a donc eu blasphème ?

– Par bonheur, un seul prêtre se trouvait sur ce bateau, dit Herhor. C’est moi. Et je n’ai rien entendu ou, si tu préfères, j’ai tout oublié. Mais je redoute pour cette fille la vengeance des dieux.

– Mais comment se fait-il qu’elle connaisse cette prière terrible ? Ce n’est pas Ramsès qui a pu la lui apprendre !

– Le prince est innocent. Mais n’oublie pas, Majesté, que les Juifs nous ont ravi plus d’un secret.

La reine saisit la main de l’archiprêtre.

– Mais, dis-moi, demanda-t-elle en le regardant dans les yeux, il n’arrivera aucun mal à mon fils ?

– Je te garantis qu’il n’arrivera rien à personne, puisque je n’ai pas entendu et que je ne sais rien. Mais il faut séparer le prince de cette femme !

– Les séparer… Mais sans violence, n’est-ce pas ?

– Sans violence aucune… Il m’avait pourtant semblé, murmura Herhor comme pour lui-même, que j’avais tout prévu… Tout sauf une accusation de blasphème que cette étrangère risque d’attirer sur l’héritier du trône !

Il se tut un instant puis acheva :

– Oui, Majesté, on a beau se moquer de nos préjugés ; néanmoins, le fils du pharaon ne devrait pas se lier à une Juive !

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