Chapitre XXII

Le séjour dans la province d’Aa fatigua à ce point l’héritier du trône qu’il demanda qu’on supprimât toutes les fêtes prévues en son honneur et qu’il ordonna qu’au cours de son voyage, la population s’abstint de se masser sur son passage.

Cet ordre choqua quelque peu sa suite, mais il fut respecté et le prince retrouva un peu de tranquillité. Il passait désormais son temps à entraîner ses soldats, ce qui avait toujours été son occupation favorite. Souvent, il se demandait s’il avait bien obéi aux ordres de son père. Il avait parcouru soigneusement la province d’Aa, il avait vu que le désert envahissait sa partie orientale, il avait constaté que les paysans étaient paresseux et sots et qu’ils ne faisaient que l’indispensable ; enfin, il s’était rendu compte que ses seuls fidèles appartenaient à l’aristocratie, soit qu’ils fussent alliés par la parenté au pharaon, soit qu’ils descendissent de soldats ayant combattu sous Ramsès le Grand. Tous, ils étaient prêts à servir de tout leur cœur la dynastie.

Ramsès n’était cependant pas parvenu à déceler les raisons véritables de l’insuffisance des revenus royaux ; il n’avait pas même réussi à localiser le mal. Il savait fort bien que la lutte légendaire opposant les dieux Set et Osiris n’expliquait rien. En tant que futur pharaon, il désirait s’assurer de grands revenus, comme l’avaient fait ses prédécesseurs. L’idée qu’il serait moins riche encore que son père en montant sur le trône l’irritait à l’extrême.

C’est pourquoi il aborda un jour l’archiprêtre Méfrès.

– Toi qui sais tout, saint père, demanda-t-il, dis-moi comment il se fait que les revenus de l’État diminuent et indique-moi les moyens d’y remédier ?

– Ta question est pertinente, répondit Méfrès ; j’espère que tu seras un de ces pharaons qui couvrent l’Égypte de temples et de canaux !

Méfrès semblait fort ému.

– Réponds à ma question ! interrompit le prince. D’abord, comment veux-tu construire quoi que ce soit si le trésor est vide ? Or, la misère menace notre dynastie ! Il faut trouver une solution.

– Tu ne la trouveras, seigneur, qu’au pied des autels.

– Tu ne penses qu’à tes temples ! s’impatienta Ramsès. J’ai beau avoir été élevé par les prêtres, cela ne m’a rien appris. Je ne pourrai, grâce à vous, que conseiller à mon père de prier encore davantage…

– Tu blasphèmes ! Si tu connaissais tous nos secrets, tu trouverais la solution de tes problèmes et tu serais convaincu de la nécessité d’un redressement religieux.

« Il retombe en enfance ! » songea le prince, et il arrêta l’entretien.

Méfrès avait toujours été fort pieux, mais ces derniers temps sa piété semblait vraiment tourner à l’obsession.

À la fin janvier, le prince quitta la région d’Aa pour se rendre dans celle d’Hak. Il remercia chaleureusement le gouverneur pour son accueil, mais il se sentait mécontent de lui-même pour n’avoir pas rempli la mission que lui avait confiée son père.

Il traversa le Nil. Sur la rive droite, le gouverneur d’Hak, Ranuser, l’attendait en compagnie de prêtres et, à son arrivée, tous se prosternèrent. On demanda au prince d’inaugurer la moisson avec une faucille d’or. Le prince s’exécuta. Puis eut lieu une cérémonie religieuse qui l’ennuya mortellement. Enfin, le prince fit son entrée dans la capitale de la province.

Plusieurs jours durant se déroulèrent les habituelles cérémonies d’accueil, les présentations de dignitaires et les banquets. Ramsès y mit fin brutalement en demandant à prendre connaissance de la vie économique du pays. Des centaines d’artisans défilèrent devant lui : fabricants d’armes, d’instruments de musique, de meubles. Chaque métier déposait aux pieds du prince des présents et, à la fin, Ramsès se demanda de nouveau si tout cela servait à quelque chose. Les revenus insuffisants étaient son principal souci.

Il visita donc des moulins, des boulangeries, des pêcheries ; mais la vue de tous ces travailleurs malodorants et sales l’écœura rapidement. Il préféra courir les routes et il retrouva avec nostalgie le paysage où s’étaient déroulées les manœuvres du mois de juin précédent. De cette colline-là, à gauche, il avait maudit les prêtres ; un peu plus bas, à droite, dans le vallon, il avait rencontré Sarah et l’avait aimée… Quels changements depuis lors ! Il ne détestait plus Herhor depuis qu’il avait obtenu son commandement et sa nomarchie ; Sarah ne l’attirait plus comme maîtresse et il ne voyait plus en elle que la mère de son enfant. Il se demandait ce qu’elle était devenue et pourquoi elle le laissait sans nouvelles.

Pendant qu’il restait plongé ainsi dans ses souvenirs, le gouverneur Ranuser, qui l’accompagnait, était persuadé que le prince avait découvert quelque abus et méditait sur le châtiment à appliquer.

« Je me demande ce qu’il a pu découvrir ? s’interrogeait-il. Est-ce la disparition des dix mille sandales ou celle des briques vendues aux Phéniciens, ou encore ce qui se passe dans les forges ?… »

Et le grand Ranuser tremblait.

Soudain, le prince se tourna vers sa suite et appela Tutmosis qui ne le quittait jamais. Il le prit à part.

– Regarde ! dit-il en indiquant le désert. Tu vois ces montagnes ?

– Nous y étions l’an dernier.

– Je pense à Sarah…

– Enfin ! s’écria Tutmosis. Déjà, je craignais que, devenu nomarque, tu n’aies oublié tous tes amis.

Le prince haussa les épaules.

– Choisis parmi les cadeaux que j’ai reçus quelques beaux tissus et une dizaine de bracelets, et va les porter à Sarah.

– J’apprécie ta générosité, dit Tutmosis.

– Dis-lui, continuait le prince, que je pense toujours à elle. Dis-lui aussi que je tiens à ce qu’elle veille sur sa santé et sur celle de l’enfant à naître. Lorsque la délivrance sera proche, qu’elle aille s’installer chez moi. Je ne veux pas que la mère de mon enfant souffre de la solitude. Va, et reviens porteur de bonnes nouvelles.

Tutmosis partit sur-le-champ. La suite du prince, ignorant le sujet de l’entretien, enviait l’élégant courtisan et Ranuser sentait la peur faire place à l’effroi.

« Pourvu que je ne doive pas attenter à mes jours et mourir dans la fleur de l’âge ! pensait-il. En volant le pharaon, j’ai été imprudent de ne pas penser à l’heure du châtiment !… »

Il chancelait et son visage était livide. Mais le prince, tout à ses pensées, ne le remarqua même pas.

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