Chapitre XXIII

Dans la capitale de la province d’Hak, les fêtes succédaient aux fêtes. Ranuser avait mis en perce mille tonneaux de ses meilleurs vins, et il avait fait venir les plus belles danseuses, les plus fameux musiciens et les plus habiles amuseurs. Ramsès avait ainsi un emploi du temps bien rempli, audiences le matin, chasse l’après-midi, banquet le soir.

Mais au moment où le gouverneur crut que le prince avait oublié les problèmes administratifs, celui-ci le convoqua :

– Ta province, dit-il, est bien l’une des plus riches de l’Égypte ?

– Nous avons connu quelques années difficiles, murmura le gouverneur que ses terreurs reprirent.

– Aussi, continua le prince, je m’étonne de ce que les revenus du pharaon diminuent chaque année. Pourrais-tu m’expliquer ce mystère ?

– Seigneur, dit le gouverneur en baissant la tête, je vois que mes ennemis cherchent à me nuire auprès de toi, et je crains de ne pouvoir te convaincre. Aussi, permets-moi de ne rien dire : que mes scribes et leurs papyrus parlent pour moi !

Un peu étonné, le prince accepta. Il espérait que les rapports des scribes lui apprendraient quelque chose.

Le lendemain, ils arrivèrent, porteurs de rouleaux de papyrus longs de soixante pieds et larges de trois, et ce n’étaient là que les archives d’une seule année. Le premier scribe se mit à lire. Il lut des heures durant, et le prince dut apprendre combien de mesures de grain, de haricots, de blé, on avait portées aux moulins ; combien on en avait volé ; combien de moutons avaient disparu et combien étaient nés. Excédé, Ramsès fit arrêter la lecture.

– Dis-moi, grand scribe, demanda-t-il, comprends-tu quelque chose à tout cela ? Ce papyrus te renseigne-t-il ?

– Je le connais par cœur, seigneur !

Et il se mit à réciter de mémoire.

– Assez ! s’écria le prince rouge de colère.

Les scribes se prosternèrent, reprirent leurs papyrus et partirent en courant.

Le prince rappela Ranuser. Celui-ci vint, calme et apaisé. Il savait fort bien que le prince n’avait rien pu comprendre au rapport.

– Dis-moi, demanda Ramsès, est-ce que toi aussi, tu écoutes tous les jours ces balivernes ?

– Oui, tous les jours.

– Et tu les comprends ?

– Seigneur, comment pourrais-je administrer la province si je ne les comprenais pas ?

Ramsès se troubla. Peut-être, pensa-t-il, était-il réellement peu doué pour le pouvoir ? Cette pensée l’effrayait.

– Assieds-toi, dit-il à Ranuser, assieds-toi et dis-moi comment tu gouvernes ?

Le dignitaire pâlit. Le prince le remarqua et s’empressa d’expliquer :

– Ne crois pas que je doute de ton honnêteté ; seulement, je suis jeune et curieux. L’art de gouverner m’intéresse et je voudrais que tu me l’enseignes. Explique-moi donc comment tu fais…

Ranuser respira.

– Voici ma journée, dit-il : le matin, je prie le dieu Atum, puis je m’entretiens avec le trésorier ; ensuite je fais venir le grand scribe. Puis, je prie à nouveau, je m’occupe de la justice et je veille à l’ordre public. Aussi, dans ma province, règne la tranquillité et les impôts rentrent régulièrement.

– Oui, mais de moins en moins… interrompit le prince.

– Hélas ! soupira Ranuser. Les prêtres disent que les dieux sont irrités contre l’afflux des étrangers en Égypte. Moi, je constate qu’ils ne dédaignent pas l’or phénicien…

Le prince arrêta là l’entretien et se rendit chez l’archiprêtre Mentésuphis. Il lui exposa ses difficultés, son incapacité à comprendre les rapports et son inquiétude.

– L’art de gouverner, dit Mentésuphis après l’avoir écouté, appartient aux prêtres, et seul un homme dévoué aux dieux peut l’acquérir. Or, seigneur, tu te tiens à l’écart des temples…

– Vous ne m’aiderez donc pas si je ne me fais pas prêtre ?

– Comme erpatrès, tu connais certaines choses ; tu en apprendras d’autres en tant que pharaon. Mais il en est que tu ignoreras toujours si tu n’es pas archiprêtre.

– Mais le pharaon est toujours archiprêtre ! s’exclama le prince.

– Non, pas toujours.

– Vous me cachez donc des secrets d’État ! Comment puis-je, dans ces conditions, obéir aux ordres de mon père ?

– Tes connaissances actuelles, dit calmement Mentésuphis, suffisent pour la mission dont tu es chargé. Mais les autels recèlent des mystères auxquels tu n’as pas accès.

– J’y accéderai par la force !

– Veuillent les dieux éviter à l’Égypte pareil malheur. Sais-tu que la foudre tue à l’instant même celui qui viole un autel ? Si tu en doutes, fais l’expérience avec un esclave !

– Oui, vous le tuerez… ironisa le prince.

– Ce sont les dieux qui tuent le blasphémateur, qu’il soit esclave ou prince, répondit sérieusement Mentésuphis.

– Mais que dois-je faire, alors ? demanda Ramsès.

– Prier, te mortifier…

– J’y penserai, dit le prince. Mais je vois qu’aussi bien toi que Méfrès voulez me soumettre à la religion, tout comme vous l’avez fait pour mon père !

– Nullement. Si tu veux te contenter d’être un pharaon guerrier, il suffira que tu te rendes au temple trois fois par an. Mais si tu veux connaître les secrets de la religion, tu dois honorer chaque jour les dieux qui sont la source de toute sagesse.

Share on Twitter Share on Facebook