Chapitre XXIV

Ramsès savait désormais qu’il ne lui restait plus qu’une alternative : faillir aux ordres du pharaon ou se soumettre à la volonté des prêtres. Cette dernière possibilité l’emplissait de fureur ; aussi, continua-t-il d’éviter les temples et participa-t-il avec plus de fougue que jamais aux festivités données en son honneur.

Tutmosis, son maître ès plaisirs, venait précisément de revenir. Il rapportait de bonnes nouvelles de Sarah : elle était bien portante, avait retrouvé sa beauté – ce qui d’ailleurs importait peu au prince, à présent – et l’horoscope de son enfant était favorable. Le prince était donc ravi, et il présageait pour son fils un brillant avenir.

En février, le prince gagna la province de Kâ. Il mit trois jours pour franchir une distance qui ne demandait habituellement que sept heures de voyage, car longues furent les haltes consacrées aux prières. L’entrée dans la capitale de Kâ, Atribis, se déroula comme à l’accoutumée au milieu des acclamations d’un peuple immense et Ramsès reprit confiance dans l’amour de ses sujets. Un homme vint même se jeter sous son char, que Ramsès dut arrêter brusquement.

Instruit par son expérience, le prince ne demanda plus au gouverneur local quoi que ce fût. Il savait que, de toute façon, il n’y comprendrait rien. Il se disait qu’il s’occuperait de choses sérieuses lorsqu’il aurait été initié aux secrets des prêtres. Il préféra passer ses journées à la chasse, et connut des heures de griserie exquise lors des chasses à courre dans le désert.

Un jour, le gouverneur Safra organisa, en l’honneur du prince, un banquet somptueux. Après s’être baigné et parfumé, Ramsès revêtit une toge brodée de perles et un manteau parsemé d’or, cadeaux de Safra, et il fit son entrée dans la salle du banquet. C’était une grande cour entourée d’une colonnade ; les murs étaient couverts de peintures relatant des batailles et des voyages. Un immense voile tenait lieu de toit et des esclaves l’agitaient sans cesse afin d’assurer aux convives un peu de fraîcheur. Des torchères de bronze, accrochées aux colonnes, maintenaient des flambeaux à la lumière parfumée. Dans le fond de la salle, se dressait une tente aux murs relevés dans laquelle on apercevait le divan et la table de Ramsès.

Les convives accueillirent l’entrée du prince par des cris joyeux. Les harpes bruissèrent et les dames, couvertes de robes de mousseline, brillantes de bijoux, la poitrine nue, firent leur entrée. Quatre des plus belles entourèrent Ramsès, les autres se joignirent à ses courtisans. L’air vibrait du parfum des roses, des violettes et de l’encens. Les esclaves, vêtus de chemises blanches, roses ou bleues, apportèrent les plats de volaille, de poissons, de fruits ; ils versèrent le vin et jetèrent des fleurs ; puis se produisirent des danseuses, des jongleurs, des gymnastes. Les convives leur lançaient des bagues en or en signe d’admiration.

Ramsès se tenait sur son divan à demi couché, couvert d’une peau de lion. Les quatre femmes s’occupaient de lui présenter les plats et les boissons. Vers la fin du repas, lorsque celle d’entre elles qui lui plaisait le plus apporta une coupe de vin, Ramsès y trempa les lèvres, lui fit boire le reste et, quand elle eut fini, il l’embrassa sur la bouche. Immédiatement, les esclaves éteignirent toutes les torches ; l’obscurité et un silence entrecoupé seulement de rires nerveux des femmes, régnèrent sur la salle. Soudain, on entendit un pas précipité et un cri terrible s’éleva :

– Lâchez-moi ! criait une voix d’homme. Où est l’héritier du trône ?

La salle fut prise de panique. Des femmes pleuraient, des hommes criaient :

– Que se passe-t-il ? Un attentat contre le prince ! À nous la garde !

De la vaisselle tombait avec bruit, des meubles s’effondraient.

– Où est le prince ? hurlait la même voix d’homme.

– Faites de la lumière ! s’éleva la voix calme du prince. Qui me cherche ? Je suis ici !

On apporta les torches, et les assistants virent le prince, assis sur le divan, entouré de ses femmes effrayées ; à ses côtés Tutmosis, la perruque de travers, une cruche de bronze à la main, semblait prêt à vendre chèrement sa vie. Des soldats, le glaive nu, apparurent aux portes. Enfin, on distingua l’auteur de ce tumulte. C’était une sorte de géant, couvert de boue, le dos en sang : il s’était jeté aux pieds de Ramsès et tendait ses mains vers lui dans un geste de supplication. Les soldats voulurent l’empoigner ; le prince les en empêcha.

– Laissez-le ! Que veux-tu ? demanda-t-il au géant.

– Je viens me plaindre à toi, seigneur !

À ce moment, le gouverneur Sofra s’approcha du prince et lui dit à l’oreille :

– C’est un Hyksôs, un criminel, et étranger de surcroît.

– Qui es-tu ? demanda le prince.

– Je m’appelle Bakura, et comme je suis sans travail, le gouverneur m’a engagé pour…

– C’est un ivrogne et un fou ! intervint le gouverneur.

Mais le prince lui jeta un tel regard qu’il se tut, effrayé.

– Otoes t’a engagé pour faire quoi ? demanda le prince.

– Il m’a ordonné, seigneur, à moi et à d’autres paysans, de courir le long du Nil, de nous jeter à l’eau, de t’applaudir à ton passage… Il a promis de nous nourrir en récompense…

– Que dis-tu de cela ? demanda Ramsès au gouverneur.

– C’est un menteur et un ivrogne !

– Que deviez-vous encore faire en mon honneur ? insistait le prince.

– Nous avons encore jeté des couronnes de fleurs dans l’eau et, quand tu es entré dans Atribis, c’est moi qui ai été chargé de me jeter sous ton char.

Le prince se mit à rire.

– Je n’aurais jamais cru que ce banquet se terminerait aussi gaiement ; mais, dis-moi, combien t’a-t-on payé pour te jeter sous mes chevaux ?

– On m’a promis trois utènes , mais on ne m’a rien payé, et ma femme, ma fille et moi-même mourons de faim. Mes compagnons et moi nous nous sommes révoltés et le gouverneur Sofra nous a fait fouetter… C’est pourquoi je viens te demander justice !

– C’est un fou ! s’écria Sofra. Regarde les dégâts qu’il a causés !

– Ils ne sont rien à côté des torts que tu as eus vis-à-vis de cet homme en refusant de payer son travail, dit Ramsès. Je le remets entre tes mains, continua-t-il, et je suis sûr qu’il ne lui arrivera rien de mal. Demain, je veux le voir, lui et ses compagnons, pour connaître toute la vérité !

Sur ces mots, Ramsès quitta la salle, laissant le gouverneur et les convives consternés.

Le lendemain matin, tout en s’habillant, il demanda à Tutmosis :

– Les hommes que j’ai convoqués sont-ils là ?

– Oui, seigneur, ils attendent tes ordres depuis l’aube.

– Et ce Bakura, est-il parmi eux ?

Tutmosis fit une grimace.

– Il lui est arrivé un accident étrange. Sofra l’a fait enfermer dans un des cachots du palais ; figure-toi que cette brute de Hyksôs a défoncé la porte et est allé vider des cruchons de vin qui se trouvaient dans la cave voisine. Il a tant bu que…

– Que quoi ? demanda vivement le prince.

– Qu’il en est mort !

Le prince se dressa.

– Et tu crois, toi, qu’il s’est enivré à en mourir ?

– Il faut bien que je le croie, puisque je n’ai pas la preuve qu’on l’ait assassiné…

– Je chercherai cette preuve ! s’écria le prince.

Tutmosis l’arrêta.

– Ne cherche pas de coupable là où tu n’en trouveras pas ! Même si quelqu’un a étranglé le Hyksôs sur l’ordre du gouverneur, il ne l’avouera jamais. D’ailleurs, que vaut une accusation lancée contre un gouverneur de province ? Aucun tribunal ne voudra procéder à une enquête…

– Et si moi je l’ordonne, cette enquête ?

– Dans ce cas, elle conclura à l’innocence de Sofra, et tu n’auras réussi qu’à te faire un ennemi mortel. Il est d’ailleurs incontestable que Bakura était un dément ; son irruption dans le palais le prouve…

Ramsès baissa la tête.

– Sais-tu, Tutmosis, dit-il, sais-tu que plus j’avance dans mon voyage, plus l’Égypte me semble étrangère ! Parfois, je me demande si je suis bien dans mon pays !

– Ne te pose pas trop de questions, répondit Tutmosis en souriant.

Le prince passa en revue les compagnons de Bakura. Tous se déclarèrent ravis de leur sort et affirmèrent avoir toujours été payés régulièrement. Le prince vit clairement qu’une fois de plus on le trompait, et désormais, il refusa de parler au gouverneur. Il alla passer la journée en dehors de la ville, à entraîner ses troupes.

Lorsqu’il rentra, tard dans la nuit, les domestiques l’avertirent qu’on l’avait changé de chambre, parce qu’un serpent avait été aperçu dans celle qu’il occupait, et qu’on n’avait pu le tuer. Le nouvel appartement de Ramsès était carré, aux murs d’albâtre. Un lit immense, d’ébène, d’ivoire et d’or, en occupait le milieu. Le plafond était percé d’une grande ouverture, recouverte d’un voile, et deux torches parfumées éclairaient la pièce. Des tables ployaient sous les plats de nourriture et les cruchons de vin.

Le prince prit son bain et se coucha. Les torches se mouraient lentement, et la pièce embaumait les fleurs. Soudain, un doux son de harpe retentit quelque part, en haut semblait-il. Ramsès leva la tête et vit que le voile du plafond avait disparu. Au bout d’un instant, une lumière fusa du plafond et une litière en forme de barque descendit sur des cordes. Le prince regardait, se demandant s’il ne rêvait pas. La barque dorée descendit jusqu’à son lit et une jeune femme, nue, d’une grande beauté, en sortit. Elle était violemment parfumée et sa peau était d’une blancheur éclatante. Elle s’agenouilla devant le prince.

– Tu es la fille de Sofra, sans doute ? demanda Ramsès.

– Oui, seigneur.

– Et tu oses te présenter devant moi ?

– Je viens te supplier de pardonner à mon père qui pleure depuis midi d’avoir encouru ta colère…

– Et si je ne lui pardonne pas, t’en iras-tu ?

– Non, murmura-t-elle.

Ramsès l’attira vers lui et la couvrit de baisers.

– C’est pour toi que je lui pardonne, dit-il en souriant.

– Et tu feras réparer les dégâts commis par le Hyksôs ?

– Oui…

– Et tu me prendras dans ta maison ?

Ramsès la regarda attentivement.

– Oui, dit-il, car tu es belle…

– Et pourtant, je ne suis pour toi, que la quatrième…

– Que veux-tu dire ?

– À Memphis habite ta préférée, une Juive… À Sochem, tu as une deuxième maîtresse…

– Pas que je sache, sourit le prince.

– Je voudrais être la première dans ta maison !

– Tu le seras, mais reste ici cette nuit…

Le lendemain, Ramsès accepta de dîner chez le gouverneur. Il le félicita publiquement de sa bonne gestion de la province et fit réparer tous les dégâts de l’autre soir. Il fit verser en outre cinq talents à la belle Abeb, fille de Sofra.

Le soir, il se plaignit à Tutmosis :

– Mon père m’avait prévenu que les femmes coûtaient cher !

– C’est bien pire encore quand il n’y en a pas, dit le courtisan.

– Oui, mais moi j’en ai quatre, et je ne sais trop comment cela c’est fait !… Je puis t’en céder deux. Veux-tu ?

– Dont Sarah ?

– Non, pas celle-là ; elle est la mère de mon enfant.

– Tu devrais les doter, au moins ?

– Il n’est pas question de dot, dit le prince. D’ailleurs, je suis excédé ! Heureusement, j’irai bientôt me réfugier chez les prêtres…

– Tu comptes faire cela ?

– Je le dois. Peut-être, enfin, saurai-je alors comment il se fait que le pharaon s’appauvrit…

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