Chapitre XXV

Un jour de février, le banquier phénicien Dagon apprit que le financier tyrien Hiram venait d’arriver à Memphis et qu’il désirait le voir. Il venait, lui dit-on, pour une affaire d’une extrême importance.

Intrigué, Dagon se fit conduire le soir même dans sa litière à la demeure où était descendu le Tyrien. Celui-ci l’attendait. C’était un petit homme à la barbe blanche ; il était vêtu d’une toge dorée. Les deux hommes étaient d’irréductibles adversaires sur le plan commercial ; aussi se saluèrent-ils avec froideur. Ce fut Hiram qui prit la parole le premier.

– Je te salue de la part de tes amis de Tyr, dit-il.

– Seraient-ce eux qui t’envoient ? demanda ironiquement Dagon.

– Je ne suis pas venu te chercher querelle, et nous avons plus que jamais besoin de nous entendre ! La Phénicie est en grand danger !

– Que se passe-t-il ? Les affaires de Tyr marcheraient-elles mal ? demanda Dagon avec mépris.

Hiram haussa les épaules.

– Tu sais sans doute qu’il y a quelques mois un certain Phut est descendu à l’auberge d’Asarhadon, à Memphis ?…

– Oui, il venait ici pour affaires.

Hiram esquissa un sourire plein de condescendance.

– Ce Phut s’appelait en réalité Beroes, était chaldéen et non Hittite. Il est, sache-le, le premier prêtre de Babylone et le conseiller du roi d’Assyrie.

– Que veux-tu que cela me fasse ? demanda Dagon.

– Décidément, tu es plus bête encore que je ne pensais, soupira Hiram. Tu ne comprends donc pas que ce Beroes est venu à Memphis porteur d’un message important pour les prêtres égyptiens ?

Dagon dressa l’oreille.

– J’ai réussi à tout savoir, continua Hiram. Un traité est sur le point d’être conclu entre l’Égypte et l’Assyrie, et la Phénicie en fera les frais. Il s’agit de régler le partage des pays situés entre la mer et l’Euphrate…

– Malheur à nous, murmura Dagon.

– Il s’agit donc, poursuivait Hiram, de sauver la Phénicie, et tu peux, toi, Dagon, y contribuer grandement…

– Que puis-je ?

– Tu peux t’efforcer d’apprendre les clauses exactes de ce traité.

– Ce sera très difficile.

– Tu peux aussi, continua Hiram, essayer d’empêcher la signature du traité en question.

– Cela me paraît quasi impossible ; jamais, seul, je n’y arriverai.

– Je t’aiderai, et la Phénicie fournira l’or nécessaire.

– Et que recevrai-je pour ma peine ? demanda Dagon.

– Disons… dix navires, répondit Hiram.

– Et combien y gagneras-tu, toi ?

– Disons… quinze navires, dit Hiram, sans répondre à la question.

– Et ton gain à toi ?

– Tu auras vingt navires ! Est-ce assez ?

– Soit. Mais vous me montrerez en outre la route du pays de l’argent ?

– Nous te la montrerons.

– Et celle du pays de l’étain ?

– Aussi.

– J’ai mon idée, dit Dagon.

– Tu vois par qui tu pourrais faire échouer ce traité ?

– Je crois que oui… L’héritier du trône sera un auxiliaire précieux. J’ai un bon nombre de traites signées de sa main.

– L’idée est bonne, dit Hiram, d’autant plus que Ramsès sera sans doute très bientôt pharaon. De plus, connaissant son tempérament, je crois que l’échec de ce traité signifiera la guerre avec l’Assyrie, même si les prêtres s’y opposent.

– Je pense, dit Dagon, que si les prêtres le veulent vraiment, le traité se fera. Mais, peut-être, ne le veulent-ils pas vraiment…

– C’est pourquoi, ajouta Hiram, nous devons acheter tous les généraux.

– C’est faisable.

– Tous les gouverneurs…

– C’est possible.

– Et l’héritier du trône… Mais, continua Hiram, si tu le pousses toi-même à la guerre contre l’Assyrie, tu n’arriveras à rien. L’homme, comme une harpe, a plusieurs cordes et il faut jouer sur toutes à la fois. Or, tu ne disposes que d’une d’entre elles…

– Alors, comment faire ?

– Il faut que tu agisses de manière que personne ne sache que nous voulons la guerre, mais que bientôt chaque cuisinier du palais la veuille, chaque coiffeur, chaque officier, chaque cocher… il faut que tous la désirent et que l’héritier du trône n’entende parler que d’elle…

– Je m’y emploierai.

– Connaîtrais-tu par hasard les maîtresses du prince ? demanda Hiram.

– Ce sont des filles stupides, dit Dagon en haussant les épaules. Elles ne pensent qu’à s’habiller et à se parfumer, et elles ignorent d’où viennent leurs parfums et leurs fards, et qui les introduit en Égypte.

– Il faut lui procurer une maîtresse qui sache tout cela.

– Où veux-tu que je la trouve ? demanda Dagon. Ah ! s’écria-t-il après un instant. Je crois que j’ai trouvé ! Connais-tu Kamée, la prêtresse d’Astoreth ? Évidemment, si elle devient la maîtresse d’un Égyptien, il faudra qu’elle meure ensuite…

– C’est la loi, répondit Hiram avec un sourire cruel.

– Pourvu que cette Sarah ne contrecarre pas nos projets, dit encore Dagon. Elle attend un enfant, et si c’est un fils, tous nos espoirs s’évanouiront.

– Nous achèterons aussi Sarah, dit Hiram.

– On ne l’achète pas ! éclata Dagon en se souvenant de sa mésaventure.

– Nous trouverons bien un moyen, dit Hiram. Si ce n’est pas de l’or, ce sera par l’intermédiaire de son père ou de sa mère, ou encore par le poignard.

– Je préfère le poison, suggéra Dagon.

– Tu as raison, le poignard est une arme vulgaire, conclut Hiram.

Ils se levèrent tous les deux et se prosternèrent devant une statue de la déesse Astoreth, appuyée contre un des murs de la pièce. Levant les bras, ils jurèrent de tenir les engagements qu’ils venaient de prendre et de sauver leur patrie. Ensuite, ils se rendirent à un banquet donné par les Phéniciens de Memphis en l’honneur d’Hiram, et là, au milieu de la musique, du vin et des femmes, ils oublièrent un instant la lourde tâche qui les attendait.

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