Chapitre XXIX

Ramsès partit à cheval pour Pi-Bast, capitale de la province de Habu, en compagnie de quelques officiers.

C’était le mois de mai, et les grandes chaleurs commençaient. Le vent brûlant du désert avait déjà soufflé plusieurs fois, déposant sur les bêtes et sur les gens une fine pellicule de poussière sous laquelle la végétation dépérissait. La cueillette des roses était terminée et on transformait les fleurs en essences. La récolte des figues et des raisins avait commencé.

Les eaux du Nil étaient basses, les canaux asséchés et malodorants. Le pays tout entier se préparait à l’été torride.

Le prince se sentait heureux à l’idée de retrouver les banquets, les femmes et ses joyeux compagnons.

Il traversait une région plate et monotone, sillonnée de canaux d’irrigation. La province de Habu était peuplée non pas d’Égyptiens, mais de descendants des vaillants Hyksôs qui jadis avaient conquis l’Égypte et l’avaient gouvernée plusieurs siècles durant. Les Égyptiens les méprisaient, mais Ramsès prenait plaisir à les regarder, ces hommes robustes, vigoureux, aux traits virils. Ils ne se prosternaient pas devant lui comme le faisaient les Égyptiens, et leur regard était calme, assuré et dépourvu de crainte. On n’osait pas les battre, car chacun savait qu’un Hyksôs se venge, souvent par le meurtre. Enfin, le pharaon les appréciait, car ils fournissaient les meilleurs soldats.

Plus le prince approchait de Pi-Bast, dont les temples et les palais apparaissaient au loin à travers le rideau de poussière, et plus la région se faisait animée. Sur la route cheminaient des convois transportant des fruits, du vin ou du pain, et des troupeaux avançaient lourdement.

La ville de Pi-Bast était célèbre pour son temple d’Astoreth, vénérée par toute l’Asie occidentale. Ce temple fameux attirait une foule de pèlerins. Des milliers d’étrangers se côtoyaient chaque jour à Pi-Bast : Arabes, Phéniciens, Juifs, Hittites, Assyriens, que les autorités égyptiennes voyaient d’un œil favorable grâce aux revenus que leur présence fournissait. Tous ces gens habitaient sous d’innombrables tentes qui ceinturaient la ville. Il régnait là une animation permanente entretenue par les marchands, les charmeurs de serpents, les danseurs et les amuseurs publics.

Ramsès fut accueilli aux portes de la ville par le gouverneur de Habu. L’accueil fut déférent mais si froid, que le prince, étonné, demanda à voix basse à Tutmosis :

– Comment se fait-il que vous me regardiez tous comme si j’amenais la peste avec moi ?

– C’est parce que tu as le visage d’un homme qui fréquente les dieux…

Et c’était vrai. À la suite de sa vie austère au temple, ou de la fréquentation des prêtres, le prince avait changé. Il avait maigri, son teint avait pâli, et une sévérité émanait de sa personne. En quelques semaines, il avait vieilli de plusieurs années.

Les fêtes en son honneur durèrent plusieurs jours, mais elles manquaient de gaieté et d’entrain. Ramsès s’en trouva déçu. De plus, des incidents désagréables se produisirent au cours de ces festivités. Une nuit, une des danseuses qui se produisait devant le prince, se mit à sangloter. Ramsès l’embrassa et lui demanda la raison de ses larmes. D’abord, elle refusa de parler, puis finit par avouer, en pleurant toujours :

– Nous t’appartenons, seigneur, mais nous sommes des femmes de haute naissance et nous méritons des égards…

– Certes, dit le prince.

– Or, ton trésorier limite nos dépenses. Il veut même nous enlever nos servantes, sans lesquelles nous sommes incapables de nous laver et de nous coiffer…

Ramsès appela le trésorier et lui ordonna d’assurer à ses femmes tout ce à quoi leur naissance leur donnait droit. Le trésorier promit d’obéir.

Quelques jours plus tard, une émeute éclata parmi les esclaves du prince qui se plaignaient de manquer de vin. Le prince leur en fit donner. Mais, le lendemain, au cours de l’inspection des troupes, une délégation de soldats vint se plaindre de la diminution des rations de viande et de pain. Une fois encore. Ramsès leur donna satisfaction.

Or, le surlendemain, des ouvriers se massèrent devant le palais et réclamèrent leur salaire avec force cris.

Le prince convoqua à nouveau son trésorier et le reçut, fort irrité.

– Que se passe-t-il ? s’écria-t-il. Depuis mon arrivée ici, il ne s’est pas passé de jour sans qu’on ne vienne se plaindre à moi. Si cela se reproduit, j’ordonnerai une enquête et je mettrai fin à tes vols !

Le trésorier, tremblant, se prosterna et gémit :

– Tue-moi, seigneur, si tu le veux, mais qu’y puis-je si ta caisse, tes étables et tes greniers sont vides ?

Le prince se rendit compte que son employé était peut-être vraiment innocent. Il le congédia et appela Tutmosis.

– Il se passe ici, lui dit-il, des choses dont je n’ai pas l’habitude. Mes femmes, mes esclaves, mes soldats, mes ouvriers ne sont pas payés, et le trésorier prétend qu’il n’a plus d’argent !

– C’est malheureusement vrai…

– Comment, c’est vrai ? éclata le prince. Le pharaon m’a accordé pour mon voyage deux cents talents en or et en marchandises. Tout cela serait-il déjà dépensé ?

– Oui, dit Tutmosis.

– Comment est-ce possible ? Nous avons toujours été les hôtes des gouverneurs !

– Mais avec notre argent !

– Mais ce sont alors des filous qui nous invitent pour mieux nous dépouiller.

– Calme-toi et je t’expliquerai tout.

– Assieds-toi.

Tutmosis s’installa confortablement et commença :

– Sais-tu que depuis un mois je mange et je m’habille à tes dépens ?

– Tu en as le droit.

– Oui, mais je ne l’avais jamais fait auparavant ; je vivais, je m’habillais et je m’amusais à mon propre compte. Parfois, seulement, tu payais mes dettes…

– C’est un détail !

– Sais-tu que plusieurs dizaines de jeunes gens de ta Cour vivent actuellement comme moi, c’est-à-dire à tes frais ? Ils n’ont pas d’argent pour payer eux-mêmes… Les gouverneurs, vois-tu, agissent de la même manière : ils n’ont pas d’argent pour te recevoir, c’est pourquoi ils acceptent de l’argent à cet effet. Sont-ce encore des filous ?

Le prince réfléchit un instant.

– J’ai mis trop de hâte à les condamner et je m’en excuse. Néanmoins, dit-il, je ne veux pas que mes gens pâtissent de mon manque d’argent. Puisque nous n’en avons point, il faut en emprunter. Crois-tu que cent talents suffiront ?

– Je crois surtout que personne ne nous prêtera plus de cent talents, murmura Tutmosis.

Le prince le regarda avec froideur.

– Tu parles sur ce ton au fils du pharaon ?

– Chasse-moi si tu veux, dit Tutmosis avec tristesse, mais je ne fais que dire la vérité. Personne ne pourra plus nous prêter de l’argent parce que personne n’en a !

– Et Dagon ?

– Les Phéniciens sont inquiets, que dis-je ? affolés par les nouvelles…

– Quelles nouvelles ?

– Quelqu’un a répandu le bruit que lorsque tu accéderas au trône, tu chasseras les Phéniciens et confisqueras leurs biens…

– Ce n’est pas pour demain, sourit le prince.

Tutmosis hésita un instant.

– On dit, continua-t-il à voix basse, que la santé du pharaon s’est fortement détériorée, ces derniers temps.

– C’est faux ! interrompit Ramsès. J’en saurais quelque chose !

– Et pourtant, les prêtres récitent en secret des prières pour le rétablissement du pharaon. Je le sais en toute certitude.

– Comment ? Mon père est gravement malade, on prie pour lui et je n’en sais rien ?

– On dit que sa maladie peut durer une année encore…

Ramsès haussa les épaules.

– Des balivernes, que tout cela ! Parle-moi plutôt des Phéniciens.

– Les gens ne disent rien de plus sinon que les prêtres t’ont persuadé de les chasser. Tu t’y serais engagé lors de ton séjour au temple.

– Au temple ? Qui peut savoir ce que j’y ai fait ou décidé ?

Tutmosis haussa à son tour les épaules et demeura silencieux.

– Y aurait-il des espions, même là-bas ? murmura Ramsès. En tout cas, dit-il, fais venir Dagon ; je dois mettre fin à ces rumeurs !

– Fais-le au plus vite, car toute l’Égypte s’inquiète. Plus personne ne veut prêter de l’argent et le commerce est menacé. La noblesse est proche de la ruine et ta Cour manque de tout. Dans un mois, c’est celle du pharaon qui sera dans la gêne…

– Cela suffit ! coupa le prince. Appelle immédiatement Dagon !

Le banquier n’arriva que le soir. Il était vêtu en signe de deuil d’une toile blanche à raies noires.

– Tu es devenu fou ? demanda le prince en voyant cet accoutrement. Je vais te montrer tout de suite ce que j’en fais, de ton deuil : j’ai besoin immédiatement de cent talents. Va-t’en et ne reparais plus sans cet argent.

Mais le banquier se couvrit le visage et se mit à pleurer.

– Seigneur, dit-il, en s’agenouillant, prends mes biens, vends-moi ainsi que ma famille… Prends tout, même ma vie, mais cent talents, où veux-tu donc que je trouve pareille fortune ? Certainement pas en Égypte ni en Phénicie !…

– Tu es ridicule ! dit le prince en riant. Crois-tu vraiment que je pense à vous chasser ?

Le banquier se jeta aux pieds de Ramsès.

– Je ne sais rien, gémit-il, je ne suis qu’un marchand et ton esclave, mais je redoute le pire !

– Explique-toi ! ordonna Ramsès.

– Je ne puis rien dire… Je ne puis que prier et pleurer… Le seul conseil que je puisse te donner est celui-ci ; un grand prince tyrien séjourne actuellement à Pi-Bast. Il est vieux et immensément riche. Convoque-le et demande-lui cent talents ; peut-être pourra-t-il te donner satisfaction…

Ramsès ne put rien tirer de plus de Dagon. Il le libéra donc et se promit d’envoyer une ambassade au prince tyrien, nommé Hiram.

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