Chapitre XXVIII

Le soir, le prince et les prêtres revinrent dans la cour intérieure où on avait allumé plusieurs centaines de torches qui faisaient oublier la nuit. Sur un signe de Méfrès, Pentuer reprit son exposé :

– Comme je vous l’ai déjà dit, commença-t-il, nous avons perdu depuis deux siècles trois millions d’habitants et une bonne partie de nos terres : la diminution des revenus royaux se trouve ainsi expliquée. Mais croyez-vous que les quatre-vingt-dix-huit mille talents de revenus qui lui restent, le pharaon les reçoit intégralement ? Non ! Voici ce qu’a établi une récente enquête : là où il y avait jadis cent fonctionnaires, il y en a aujourd’hui deux cents, et cela malgré une population moindre. Oui, l’administration dévore une partie incroyable du budget national…

Il y eut un grand silence dans l’assemblée : la plupart des assistants avaient un de leur proche fonctionnaire ou employé.

Mais Pentuer poursuivait, impitoyable :

– Oui, nous avons une administration qui s’est développée démesurément, et cela au détriment de la classe laborieuse du pays que constituent les paysans. Ils étaient jadis robustes et bien nourris, leurs outils de travail étaient de bronze solide ; aujourd’hui, ils sont malades et malingres – la voix de Pentuer trembla – et leurs enfants meurent par centaines…

Ému, il s’arrêta un instant. Puis il reprit :

– Par contre, voyez les fonctionnaires : ils sont gras, bien vêtus, ils portent la perruque et voyagent en litière. Leurs femmes sont couvertes de bijoux et ils ne boivent que du vin, et du meilleur… Voilà l’Égypte actuelle : des paysans misérables, des fonctionnaires prospères et un trésor de plus en plus pauvre.

» Un autre ennemi encore nous mine, poursuivit le savant : les Phéniciens, qui dépouillent le roi et les dignitaires et emmènent les paysans en esclavage…

Une grande rumeur s’éleva, maudissant les étrangers.

– Enfin, dit Pentuer, notre artisanat disparaît de plus en plus, et les Égyptiens ne fabriquent presque plus rien, se contentant d’importer de l’étranger leurs armes, leurs vêtements, leurs bijoux, leurs étoffes. Et ce sont les Phéniciens qui se sont faits les intermédiaires de ce commerce ; ils nous prêtent leur or, mais pour deux talents avancés, ils exigent qu’on leur en rende trois. Ils prennent en guise de gage la gérance des terres de l’emprunteur, ce qui leur rapporte encore des talents supplémentaires… Ramsès, conclut Pentuer, je t’en conjure : souviens-toi que l’Égypte porte sur son sein un serpent venimeux ! Ce serpent qui suce le sang du peuple, dévore les richesses des nobles et diminue la puissance du pharaon, ce sont les Phéniciens !

Méfrès remercia l’orateur en pleurant.

– Je ne doute pas, dit-il, que la sainte Hator ait parlé par ta bouche, d’abord parce que ta sagesse dépasse les possibilités humaines, et aussi parce que j’ai aperçu, pendant que tu parlais, des petites flammes s’élever au-dessus de ta tête…

Les assistants applaudirent longuement Pentuer. Ramsès vint l’embrasser sans dire un mot, mais tous virent que son émotion était extrême.

Le lendemain, à l’aube, Pentuer quitta le temple et repartit pour Memphis.

Ramsès, dans sa cellule, méditait sur ce qu’il avait entendu. En fait, Pentuer ne lui avait rien appris de nouveau : tous se plaignaient du manque de terres, de la misère des paysans, des abus des fonctionnaires et de l’exploitation des Phéniciens. Mais les paroles du savant avaient contribué à mettre de l’ordre dans les idées du prince. Il fut effrayé par le danger phénicien, d’autant plus qu’il restait le débiteur de Dagon, et qu’il éprouvait plus de honte que de colère, se sentant coupable d’avoir traité avec des ennemis de son pays.

Il se demandait où il pourrait trouver la main-d’œuvre nécessaire à l’Égypte dont la population diminuait. Une idée jaillit soudain : il suffisait de marcher vers l’Est, d’envahir l’Asie, de remporter quelques victoires. Là-bas, en Orient, il trouverait des esclaves innombrables, un million ou deux s’il le fallait. Oui, il doublerait chaque paysan égyptien d’un esclave !

Ainsi vit le jour un projet simple et gigantesque à la fois, destiné à faire revivre l’Égypte et à renflouer son trésor. Le prince était ravi de son idée, mais aussitôt une nouvelle crainte l’envahit : Herhor, autant que Pentuer, avait insisté sur les effets désastreux des guerres victorieuses. Des hommes aussi éclairés ne pouvaient se tromper complètement… Mais alors, où chercher la solution aux difficultés ?

Un jour, il se promenait avec un des médecins du temple. Celui-ci prit la direction du couloir où, quelques jours plus tôt, Ramsès avait assisté à la scène de tortures. Reconnaissant les lieux, il déclara à son compagnon :

– Je n’irai pas par là !

– Pourquoi ? demanda le médecin, étonné.

– Tu ne te souviens donc pas qu’au bout de ce couloir se trouve le cachot où vous avez torturé à mort un traître ?

– Ah oui, le supplice du goudron fondu…

Il se mit à rire, à la grande indignation du prince. Puis, il ajouta :

– Nous rappelons toujours aux jeunes candidats à la prêtrise qu’il n’est pas bon de trahir les secrets religieux. Mais je voudrais à ce propos te raconter une petite anecdote…

Ramsès fut surpris par le ton badin de son interlocuteur.

– Un jour, commença celui-ci, un prêtre égyptien qui visitait un pays païen, celui d’Aram, y fut l’hôte d’un temple. Il rencontra là un homme gras et bien portant, mais vêtu comme un misérable. Il l’interrogea :

» – Comment se fait-il que tu sois si pauvre d’apparence et en même temps si bien nourri ?

» L’homme lui répondit à voix basse :

» – J’ai été engagé comme martyr du temple, grâce à ma voix plaintive. Lorsque le peuple se rassemble, je m’enferme dans un cachot et j’y gémis horriblement. En échange, je suis bien nourri toute l’année comme un roi et je reçois un cruchon de bière pour chaque jour de martyre…

» Voilà des choses qui arrivent au pays d’Aram, conclut le médecin en souriant. Maintenant, libre à toi de penser ce que tu voudras de notre goudron fondu…

Le prince réfléchit longuement à cette révélation. Il savait que les prêtres trompaient les paysans, et il se demandait s’ils ne voulaient pas le berner lui aussi et si le discours de Pentuer n’était pas destiné à influencer l’héritier du trône. Qui voulait l’empêcher de faire la guerre ? Herhor et Méfrès. Or, Pentuer était le conseiller de l’un et le favori de l’autre. Immédiatement, les paroles de l’ascète perdirent pour Ramsès une partie de leur valeur, et l’idée d’une guerre en Asie ne l’effraya plus. La nécessité de nouvelles conquêtes s’imposa à son esprit mais il ne comprenait pas quel intérêt avaient les prêtres à l’empêcher de les entreprendre. Mais, peut-être, savaient-ils des choses qu’il ignorait ?

C’est perplexe et vaguement inquiet que Ramsès quitta le temple de Hator pour se remettre à sa tâche de nomarque.

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