Chapitre XXX

Le lendemain matin, accompagné d’une suite nombreuse, Tutmosis se rendit chez le prince tyrien et le pria de rendre visite à l’héritier du trône.

Vers midi, Hiram apparut devant le palais, monté dans une simple litière. Une foule respectueuse s’était massée sur son passage. Ramsès salua avec curiosité ce vieillard aux yeux intelligents et à l’élégante stature. Celui-ci rendit au prince son salut et le bénit, devant les assistants émus. Ramsès le fit asseoir et demanda qu’on les laissât seuls. Hiram prit alors la parole.

– Ton banquier, Dagon, commença-t-il, m’a dit hier que tu avais besoin de cents talents. J’ai aussitôt envoyé des courriers dans les ports où sont amarrés des bateaux phéniciens, et dans quelques jours tu recevras cette petite somme…

– Petite !… interrompit le prince en souriant. Heureux homme qui appelle cents talents une petite somme !

– J’ai connu ton grand-père, dit Hiram, et j’ai été son ami ; j’ai aussi l’honneur de connaître le pharaon actuel et je compte même lui présenter mes hommages très bientôt, pour autant qu’on me le permette.

– Pourquoi ne te le permettrait-on pas ?

– Je sais, répondit le Tyrien, qu’on empêche certains de voir le pharaon… Tu n’en es pas responsable, aussi vais-je te poser une question.

– Je t’écoute.

– Comment se fait-il, dit Hiram en pesant ses mots avec lenteur, comment se fait-il que toi, grand nomarque et héritier du trône, tu doives emprunter cent talents alors qu’on t’en doit cent mille ?

– Qui me doit cent mille talents ? s’écria Ramsès.

– Qui ? dit Hiram, voyant que le coup avait porté. Qui ? Mais les peuples d’Asie, voyons ! Ils se sont engagés à payer un tribut à l’Égypte : la Phénicie doit au pharaon cinq mille talents ; je me porte d’ailleurs garant de cette somme. Mais il n’y a pas qu’elle : Israël lui en doit trois mille, les Philistins et les Moabites quatre mille, les Hittites trente mille… Je ne me souviens plus des chiffres précis, mais je sais que le total s’élève à cent trois ou cent cinq mille talents.

Ramsès se mordit les lèvres ; une colère intérieure l’agitait. Il demeurait silencieux.

– C’est donc vrai ! murmura Hiram en le regardant. C’est donc vrai !… Pauvre Phénicie, mais aussi pauvre Égypte !

– Que dis-tu là ? demanda le prime. Je ne comprends rien à tes lamentations !

– Tu les comprends fort bien, au contraire, puisque tu ne réponds pas à mes questions, dit Hiram en se levant. Il est bien entendu, ajouta-t-il, que tu auras tes cent talents comme convenu…

Il fit mine de partir, mais le prince le fit rasseoir.

– Tu me caches quelque chose, dit-il. Je veux que tu m’expliques ce qui menace la Phénicie et l’Égypte et te fais ainsi soupirer ?

– Vraiment, tu ne le sais pas ?

– Je ne sais rien. J’ai passé un mois enfermé dans un temple !

– Mais c’est l’endroit rêvé pour tout apprendre…

– Je n’aime pas ces plaisanteries ! dit Ramsès en haussant la voix. Je t’ordonne de parler.

– Je parlerai à la condition que tu me jures que cette conversation restera entre nous.

– Tu n’as pas confiance ? demanda le prince, stupéfait.

– En cette matière, je demanderais un serment au pharaon lui-même !

– Eh bien, je jure sur les étendards de mon armée de ne rien dévoiler de notre entretien.

– C’est bien, dit Hiram.

– Je t’écoute.

– Sais-tu, commença Hiram, ce qui se passe actuellement en Phénicie ?

– Je ne sais rien, dit le prince irrité.

– Tous nos navires rentrent au port et se tiennent prêts à emmener à tout instant vers l’Occident notre population et nos richesses.

– Pourquoi ? s’étonna Ramsès.

– Parce que l’Assyrie doit bientôt s’emparer de notre pays.

Le prince éclata de rire.

– Mais c’est de la folie ! s’écria-t-il. L’Assyrie s’emparant de la Phénicie ? Et que dirait l’Égypte ?

– L’Égypte a déjà donné son accord.

Le prince éclata.

– Tes pensées se brouillent, vieillard ! cria-t-il à Hiram. Tu sembles oublier que pareille décision ne peut intervenir sans l’accord du Pharaon et de moi-même.

– Tout cela se fera en son temps. Pour le moment, ce sont les prêtres qui ont conclu l’accord.

– Quels prêtres, et avec qui ?

– De votre côté, je crois savoir que ce furent le ministre Herhor, l’archiprêtre Méfrès et le savant Pentuer ; du côté assyrien, il y eut Beroes, archiprêtre chaldéen…

Le prince pâlit.

– Prends garde à tes paroles ! Tu accuses en ce moment de trahison les plus hauts dignitaires du royaume !

– Il n’y a pas de trahison, seigneur. Ton ministre et ton archiprêtre peuvent parfaitement entreprendre des tractations avec les souverains étrangers. D’ailleurs, comment sais-tu que le pharaon n’a pas donné son accord ?

Ramsès pensa en lui-même qu’un tel accord, en effet, n’aurait rien d’une trahison, mais prouverait simplement la désinvolture avec laquelle on traitait l’héritier du trône. C’est donc ainsi que l’on agissait avec le futur pharaon ! C’est donc pour cela que Pentuer condamnait la guerre et que Méfrès le soutenait !

– Où et quand cet accord a-t-il été conclu ? demanda-t-il.

– Au temple de Set, près de Memphis, répondit Hiram ; cela se passait le jour où tu as quitté la ville, je pense.

Le prince réfléchit un instant.

– Je ne puis y croire ! dit-il enfin. Apporte-moi la preuve de ce que tu avances !

– La voici : on attend l’arrivée à Pi-Bast d’un grand seigneur assyrien, Sargon, qui vient soi-disant en pèlerinage au temple d’Astoreth. En réalité, il doit ratifier ce que les prêtres ont décidé au sujet de la Phénicie…

– Mais l’Assyrie devrait, en cas d’un tel traité, donner à l’Égypte d’énormes compensations !

– Évidemment. Et c’est là que l’Égypte sera perdante, car l’Assyrie annexera, outre la Phénicie, la plus grande partie de l’Asie, ne vous abandonnant que les Israélites, les Philistins et la presqu’île du Sinaï… Ainsi le pharaon ne pourra-t-il jamais récupérer ses cent cinq mille talents…

Le prince secoua la tête.

– Tu ne connais pas les prêtres égyptiens, dit-il ; aucun d’entre eux n’accepterait un tel marché.

– Et pourquoi pas ? L’Égypte semble redouter une guerre avec l’Assyrie, ce que d’ailleurs je ne puis comprendre, car elle est la plus forte, et elle pourrait facilement mettre la main sur les richesses de Ninive et de Babylone !

– Tu avoues donc toi-même qu’un tel marché ne s’expliquerait pas !

– Si, dans un seul cas : si les prêtres voulaient supprimer la royauté en Égypte. Ils y tendent depuis un siècle…

– Tu déraisonnes ! s’écria Ramsès.

Mais, au fond de lui-même, il sentait naître l’inquiétude.

– Je me trompe peut-être, seigneur, dit Hiram, mais considère ceci : si le pharaon faisait la guerre à l’Assyrie et la gagnait, il s’assurerait une armée plus fidèle que jamais et deux cent mille talents de tribut annuel de Ninive et de Babylone. De telles richesses lui permettraient de racheter les biens hypothéqués auprès des prêtres, et ceux-ci se trouveraient ainsi écartés du pouvoir…

Les yeux de Ramsès brillèrent. Hiram poursuivit :

– Or, aujourd’hui, l’armée est sous les ordres de Herhor et dépend donc des prêtres, à l’exception de quelques régiments étrangers. Le trésor est vide et, une fois les Phéniciens chassés, c’est aux prêtres que vous devrez vous adresser pour avoir de l’argent… Dans dix ans, tous vos biens auront passé dans leurs mains ; qu’arrivera-t-il, alors ?

Le front de Ramsès se couvrit de sueur.

– Tu vois bien, seigneur, insistait Hiram, que si les prêtres signent avec l’Assyrie un traité qui leur est défavorable, c’est pour affaiblir puis anéantir le pouvoir du pharaon. À moins que l’Égypte, vraiment, soit si faible qu’elle ait besoin de paix à tout prix…

Le prince se dressa.

– Tais-toi ! cria-t-il. Il est faux que l’Égypte soit impuissante devant l’Assyrie au point de lui livrer l’Asie !

Il se mit à parcourir la pièce à pas nerveux. Hiram le regardait avec compassion.

– Quelqu’un t’a induit en erreur, Hiram, et tu l’as cru ! dit enfin Ramsès. S’il y avait un traité en préparation, on l’entourerait de plus de mystère, ou bien alors le fait que tu sois au courant prouverait qu’un des négociateurs a trahi…

– Et si une cinquième personne avait surpris l’entretien ? demanda Hiram.

– Et t’aurait vendu, à toi, le secret ?

Hiram sourit.

– Je m’étonne, dit-il, que tu n’aies pas encore pu apprécier à sa valeur le pouvoir de l’or…

– Nos prêtres en ont plus que toi, qui es pourtant riche !

– Oui, mais moi non plus je ne refuse pas l’argent quand on m’en offre ! Pourquoi les autres le feraient-ils ?

– Parce qu’ils sont les serviteurs des dieux !

Le Phénicien sourit à nouveau.

– J’ai déjà vu bien des temples et, à l’intérieur, bien des statues… Mais de dieux, jamais !…

– Tu blasphèmes ! J’ai moi-même vu une divinité, senti sur moi sa main et entendu sa voix.

– Où cela ?

– Au temple de Hator…

– Le jour ?

– Non, la nuit, avoua Ramsès.

– La nuit, on voit tant de choses… Mais raconte-moi, comment cela s’est-il exactement passé ?

– J’ai senti que l’on me prenait par les bras, par les jambes. Je le jure !

– Ne jure donc pas inutilement ! interrompit Hiram en souriant.

Il regarda attentivement le prince de ses yeux intelligents et, voyant que son interlocuteur perdait de son assurance, il dit :

– Écoute-moi : tu es jeune et inexpérimenté ; de plus, tu es entouré d’intrigues. J’ai été, moi, l’ami de ton grand-père et de ton père, et je voudrais te rendre un service. Viens donc une nuit au temple d’Astoreth, mais viens-y dans le plus grand secret ; tu verras qui sont ces dieux qui nous parlent et nous touchent la nuit, dans les sanctuaires…

– Je viendrai, dit Ramsès après un moment d’hésitation.

– Avertis-moi de ta venue le matin, et je te ferai parvenir le mot de passe nécessaire pour pénétrer dans le temple. Mais ne te trahis pas, et ne me trahis pas… Les dieux pardonnent parfois la trahison ; les hommes, jamais ! acheva-t-il, toujours souriant.

Il salua le prince, puis le bénit.

– Tu t’adresses à des dieux auxquels tu ne crois pas ? s’écria Ramsès.

– Je ne crois ni aux dieux égyptiens, ni aux dieux assyriens ou phéniciens ; mais je crois en l’Unique qui n’a pas de temple et dont on ignore le nom.

– Nos prêtres croient eux aussi en l’Unique ! intervint le prince.

Les prêtres chaldéens aussi, mon prince… Et pourtant, les uns et les autres sont vos ennemis ! Tu vois, il n’y a pas de vérité absolue !

Après le départ de Hiram, Ramsès s’enferma dans sa chambre et réfléchit à ce qu’il venait d’apprendre. Il comprenait que les Phéniciens et les prêtres se livraient une lutte à mort afin de sauvegarder leur influence et leurs richesses. Hiram avait raison lorsqu’il disait qu’en l’absence des Phéniciens, le pharaon et la noblesse tomberaient sous la coupe du clergé. Le prince savait que la moitié de l’Égypte appartenait à ce dernier, et que seuls les trésors des temples pourraient pallier les embarras financiers du pharaon. Il savait tout cela, mais depuis sa récente nomination due à Herhor, son animosité à l’égard des prêtres avait perdu de son intensité. Les paroles de Hiram l’avaient ravivée. Pourquoi les prêtres menaient-ils des négociations à son insu, pourquoi lui cachaient-ils que les peuples d’Asie devaient cent mille talents à la couronne ?

Ramsès souffrait de devoir apprendre la vérité de la bouche d’un étranger. D’autre part, pourquoi Pentuer et Méfrès insistaient-ils tant sur la nécessité d’une paix durable, alors que la guerre seule pouvait redresser la situation de l’Égypte ?

« Cent mille talents à récupérer, calculait-il, plus deux cent mille que payeraient Ninive et Babylone… Voilà de quoi couvrir les frais de n’importe quelle guerre, sans compter les tributs que celle-ci assurerait pour l’avenir et les esclaves que j’en pourrais ramener ! À ce moment-là, il me serait enfin possible de régler le sort du clergé ! »

Une fièvre inconnue le gagnait. L’espace d’un instant, il se demanda ce qui arriverait au cas où les Asiates le vaincraient… Mais, aussitôt, il repoussa cette idée : comment les troupes égyptiennes pourraient-elles ne pas écraser les barbares assyriens alors qu’il y aurait à leur tête le petit-fils de Ramsès le Grand qui avait, lui, dispersé les hordes hittites ? Il se sentait invincible et avait en ses forces une foi inébranlable ; de plus, les dieux n’étaient-ils pas là pour le protéger ?

Il se souvint des paroles de Hiram au sujet des dieux.

« Il faudra que j’aille un jour à ce temple d’Astoreth, pensa-t-il ; je me demande bien ce que l’on m’y montrera… »

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