Chapitre XXVII

Pentuer fut accueilli au temple de Hator avec une respectueuse considération. De nombreux prêtres et des savants de Basse-Égypte étaient venus là pour l’écouter. Les archiprêtres Méfrès et Mentésuphis s’étaient joints à eux. Pentuer devait sa renommée, et cela malgré son jeune âge, non seulement à son titre de conseiller de Herhor, mais surtout à sa mémoire et à sa clairvoyance prodigieuses. Il était capable de tout prévoir et possédait l’art de tout expliquer.

À l’étonnement général, le savant fameux arriva, monté sur une mule, habillé de vêtements grossiers, alors qu’on s’attendait à le voir paraître dans une litière ou sur un char. Sa physionomie ascétique ne fit qu’accroître cet étonnement.

Dès son arrivée, il sacrifia aux dieux, puis il se retira dans sa cellule et l’on ne le vit plus.

Il devait prodiguer son enseignement dans une des cours intérieures du temple, spécialement aménagée à cet effet.

Ramsès attendait avec impatience le premier exposé. Au jour inaugural, des prêtres vinrent le chercher et le conduisirent d’abord au temple, puis le long d’un couloir au bout duquel brûlait un foyer. L’air était empli d’une odeur de goudron bouillant. D’un trou percé dans le sol sortaient des cris horribles.

– Qu’est-ce ? demanda Ramsès à un des prêtres.

Celui-ci ne répondit pas, mais le prince vit que le visage de ses compagnons reflétait la terreur. À ce moment, l’archiprêtre Méfrès plongea un récipient dans la cuve de goudron et précipita le liquide brûlant par l’ouverture du sol en disant :

– Ainsi doivent périr les traîtres.

Un hurlement couvrit ses paroles.

– Tuez-moi, de grâce, mais ne me faites pas souffrir ainsi !

Mentésuphis continuait à verser le goudron par l’ouverture. Aux hurlements succédèrent des gémissements, puis ce fut le silence.

– Voilà comment se vengent les dieux ! dit l’archiprêtre du temple.

Ramsès le regarda avec haine. Il voulut quitter immédiatement cette compagnie de bourreaux, mais il eut peur et il les suivit.

Il comprenait maintenant devant quelle force s’inclinaient les pharaons. Il savait désormais comment disparaissaient les ennemis des prêtres.

Ils arrivèrent dans la cour où devait parler Pentuer. Des gradins avaient été dressés là ; des prêtres les occupaient. Méfrès présenta Pentuer au prince. La douceur de son regard le surprit, après les scènes d’horreur dont il avait été témoin.

– Je crois t’avoir déjà rencontré, dit-il à Pentuer.

– J’accompagnais, l’an dernier, le ministre Herhor aux manœuvres, répondit le prêtre.

Le timbre de sa voix frappa Ramsès. Il était sûr de l’avoir déjà entendu, mais il ne pouvait se souvenir où ni quand.

– Nous pouvons commencer, dit Méfrès.

Pentuer se plaça au centre de la cour et des aides apportèrent une effigie de la déesse Hator. Des danseuses exécutèrent une danse sacrée et vénérèrent la déesse. Puis Pentuer prit la parole :

– Je suis chargé par le pharaon, en accord avec le collège sacré, d’initier l’héritier du trône à certains aspects du pouvoir connus seulement des prêtres et des dieux. Je sais que chacun d’entre vous remplirait cette mission mieux que moi, mais puisque c’est sur moi que le choix royal s’est porté, je vous demanderai de contrôler au moins mon enseignement…

Les prêtres écoutaient, ravis de ce compliment. Pentuer s’adressa ensuite au prince :

– Depuis des mois, dit-il, tu cherches la réponse à la question : pourquoi les revenus royaux diminuent-ils ? Les explications fournies par les gouverneurs ne t’ont pas satisfait ; nos scribes eux non plus n’ont pas réussi à te renseigner. Tu t’es alors tourné vers les dieux ; tu as fait pénitence et la toute puissante Hator a bien voulu exaucer tes prières. Elle te répondra par ma bouche…

» Sache donc, Ramsès, poursuivait Pentuer, que lorsque la plus fameuse de nos dynasties régnait sur l’Égypte, le pharaon disposait de cent trente mille talents de revenus…

Les prêtres ne cachaient pas leur étonnement. Ramsès écoutait avec un intérêt croissant.

– Aujourd’hui, continuait Pentuer, ces revenus ne s’élèvent qu’à quatre-vingt-dix-huit mille talents… En ces temps-là, nous avions cent quatre-vingt mille soldats, et aujourd’hui cent vingt mille à peine, sans oublier que le gros d’entre eux sont des mercenaires qui nous coûtent autant que coûterait le double de soldats égyptiens…

– Il faut dissoudre les régiments étrangers ! intervint Méfrès.

Ramsès le regarda avec fureur : Dissoudre les meilleurs régiments dont il disposât ? C’était une folie !

– Ainsi, disait Pentuer, voilà les deux malheurs de l’Égypte : la faiblesse des revenus et l’insuffisance des troupes. Écoutez maintenant les raisons de cet état de choses et sachez pourquoi la situation va en empirant. Eh bien, sachez que depuis quatre siècles la mer nous arrache peu à peu nos terres labourées dont l’étendue diminue sans cesse. En deux cents ans, nous avons perdu autant de terres qu’il en faut pour nourrir deux millions d’habitants !…

Il y eut un murmure d’inquiétude dans l’assistance.

– Sache aussi, Ramsès, reprit l’orateur, que le désert mange notre pays et que nous manquons d’hommes pour nous défendre contre lui. Et pourquoi manquons-nous de bras ? Parce que nos pharaons ont voulu porter notre gloire jusqu’aux bords de l’Euphrate et que, au cours de ces guerres, les paysans mouraient par milliers…

– Écoutez bien ! s’écria Méfrès. Oui, ce sont les guerres victorieuses qui ont creusé le tombeau de l’Égypte !

Ramsès écoutait, bouleversé.

– Il faudra un travail immense pour rendre à notre pays sa puissance d’antan, disait Pentuer. Mais disposons-nous de forces suffisantes ?

Tous étaient suspendus à ses lèvres. Personne, jamais, n’avait décrit aussi clairement la situation désastreuse de l’Égypte que tous pourtant connaissaient. Mais Pentuer, imperturbable, poursuivait :

– Nous étions huit millions, jadis ; il n’y a plus, aujourd’hui, que cinq millions d’Égyptiens !

On l’interrompit. Les prêtres s’approchèrent de lui, lui prenant les mains. Méfrès, à son habitude, pleurait.

– Nous n’avions jamais connu pareil savant ! criait-on.

– Quel mathématicien ! retentissaient des voix.

– Chers amis, dit Pentuer, ne surestimez pas mes mérites. Je n’ai fait que puiser dans des documents anciens…

– Je ne sais ce qu’il y a dans cet homme de plus admirable : sa sagesse ou sa modestie ! dit Méfrès.

L’heure de la prière du soir était venue.

– Je terminerai tout à l’heure, dit Pentuer. Un mot encore, cependant : il est évident que huit millions d’Égyptiens payaient plus d’impôts que n’en paient cinq millions… Voilà tout le mystère de la diminution des impôts royaux !

Ramsès écoutait en silence. Puis, songeur, il s’en fut.

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