Chapitre XXXI

Hiram tint parole. Des caravanes entières venaient chaque jour apporter des biens en nature et en argent au palais de Pi-Bast. Ainsi Ramsès reçut-il ses cent talents en moins de cinq jours. Hiram n’avait exigé qu’un intérêt minime : un talent pour quatre l’an.

La Cour du prince retrouva son faste. Ses trois maîtresses reçurent de nouvelles toilettes, des parfums et des esclaves ; les domestiques mangeaient à leur faim et les soldats étaient payés. Tous étaient enchantés et en particulier Tutmosis et ses amis à qui les Phéniciens, sur l’ordre de Hiram, avaient consenti de fortes avances d’argent. Les fêtes succédaient aux fêtes malgré la chaleur croissante, et le prince se réjouissait de la gaieté générale. Une seule chose l’inquiétait : l’attitude de Méfrès et des autres prêtres.

Il avait craint, en effet, qu’ils ne lui reprochassent de s’être endetté auprès de Hiram, contrairement à leurs conseils. Or, ils ne disaient rien et ne se montraient même pas à la Cour.

– C’est étrange, dit-il un jour à Tutmosis… Les prêtres ne nous réprimandent pas, et pourtant nous buvons du matin au soir, notre Cour est pleine de femmes et il y a de la musique jour et nuit…

– Pourquoi nous blâmeraient-ils ? demanda le courtisan. Ne sommes-nous pas dans la ville d’Astoreth, déesse de l’amour et du plaisir ? D’ailleurs, les prêtres comprennent fort bien que tu veuilles t’amuser après ton séjour au temple.

– Ils te l’ont dit ? demanda Ramsès, inquiet.

– Plus d’une fois. Pas plus tard qu’hier, Méfrès m’a dit en riant qu’un jeune homme comme toi se sent plus attiré par les amusements que par la prière ou le gouvernement…

Ces paroles firent réfléchir Ramsès. Ainsi, les prêtres le considéraient comme un jouvenceau insouciant ! Tant mieux ! La surprise ne serait que plus cruelle !

Ramsès prenait plaisir à induire les prêtres en erreur, à assoupir leur méfiance. Aussi, s’amusait-il de plus en plus, pour conserver sa réputation d’insouciance.

Il y réussit. Méfrès et Mentésuphis se trompèrent sur son compte tout autant que sur celui de Hiram. Ce dernier ne dissimulait nullement ses relations avec l’héritier du trône, et Méfrès était convaincu que le prince songeait sérieusement à chasser les Phéniciens d’Égypte et qu’il leur empruntait de l’argent avec l’intention de ne jamais le leur rendre.

Un jour de juin, Hiram fit savoir à Ramsès qu’il l’attendait le soir même au temple phénicien d’Astoreth. À l’heure du coucher du soleil, le prince attacha son glaive, mit un manteau sur ses épaules et se couvrit la tête d’un capuchon, puis, discrètement, il se glissa dans la rue et se rendit chez Hiram. Celui-ci l’accueillit cordialement.

– Ainsi, dit-il avec un sourire, tu n’as pas peur de pénétrer dans un temple phénicien connu pour ses débauches et les horreurs qui s’y déroulent ?

– Pourquoi aurais-je peur ? demanda Ramsès avec dédain. Astoreth n’est pas Baal à qui on sacrifie des enfants vivants !

– Tu crois vraiment à ces pratiques ?

– Un témoin digne de foi me les a décrites… Un jour que l’orage avait détruit plusieurs bateaux phéniciens, vos prêtres exigèrent un sacrifice et les mères phéniciennes vinrent d’elles-mêmes jeter leurs plus beaux enfants dans le brasier allumé à l’intérieur de la statue de Baal…

Hiram sourit malicieusement.

– Et tu y crois vraiment ? répéta-t-il.

– Je te l’ai dit : celui qui m’a raconté cela est digne de foi.

– Certes, il a raconté ce qu’il a vu, répondit Hiram. Mais l’indifférence des mères sacrifiant leurs enfants ne l’a-t-elle pas étonné ?

– Si, mais elle prouve seulement la cruauté de votre peuple !

Le vieux Phénicien hocha la tête.

– Cela se passait quand ? demanda-t-il.

– Il y a quelques années.

– Si un jour, seigneur, tu honores Tyr de ta visite, j’aurai le plaisir de te montrer une telle cérémonie…

– Je ne veux pas voir de pareilles horreurs !

– Puis, continuait le Phénicien, nous irons dans une des salles du temple où tu verras ces mêmes garçons qu’on a brûlés quelques années plus tôt et qui grandissent, joyeux et bien portants…

– Comment cela ?

– Oui, nous en faisons des marins robustes…

– Ainsi, vous trompez le peuple ? dit le prince en riant.

– Nous ne trompons personne. Chacun se trompe lui-même en ne demandant pas l’explication d’un culte qu’il ne comprend pas. En effet, une coutume de chez nous veut que des mères pauvres, voulant assurer à leurs enfants un avenir meilleur, les offrent à l’État. C’est symboliquement que Baal s’empare d’eux ; cela veut simplement dire que ces enfants cessent d’appartenir à leurs mères tout comme s’ils étaient tombés dans le feu. Nous nous occupons de leur éducation et ils deviennent prêtres, fonctionnaires ou marins.

– Je suis heureux d’apprendre cela, dit le prince avec chaleur, heureux aussi de vous savoir meilleurs que je ne croyais.

– En tout cas, nous sommes tes fidèles serviteurs et nous répondrons toujours à ton appel…

– Vraiment ? demanda Ramsès en fixant Hiram droit dans les yeux.

Le vieillard mit une main sur le cœur.

– Je te jure, futur pharaon, que si jamais tu entames la lutte contre un ennemi commun, toute la Phénicie se dressera à tes côtés… Accepte ceci en souvenir de cette promesse.

Il tira de dessous de son manteau une médaille en or couverte de signes mystérieux et la suspendit au cou de Ramsès.

– Muni de cette amulette, tu pourras faire le tour du monde et chaque Phénicien que tu rencontreras t’aidera de ses conseils, de son or et même de son épée… Et maintenant, allons !

Ils sortirent dans la nuit étoilée ; une fraîcheur apaisante succédait à la canicule du jour. Les rues étaient vides, mais sur les toits des maisons, les gens s’amusaient. Pi-Bast ressemblait à une grande salle de fêtes pleine de musique, de cris joyeux et de rires. Hiram et le prince marchaient d’un pas rapide ; de temps à autre, on leur lançait des fleurs d’une fenêtre et on les conviait à se joindre à quelque joyeuse réunion. Ils passaient outre, se hâtant vers leur destination. Ils arrivèrent enfin dans un quartier aéré, plein d’arbres au parfum pénétrant.

– Nous y sommes, dit Hiram.

Ils pénétrèrent dans un jardin au bout duquel apparaissaient les deux tours blanches et bleues du temple d’Astoreth. Un grand escalier menait au portail.

Le prince admira longuement les formes gracieuses du temple, mises en valeur par le clair de lune et la verdure. Dans le parc, il aperçut des couples enlacés et une musique lointaine arriva à ses oreilles.

Un vieux prêtre s’approcha d’eux. Il échangea quelques mots avec Hiram et salua Ramsès.

– Veuillez me suivre, lui dit-il.

– Et que les dieux te protègent, ajouta Hiram, qui les quittait là.

Ramsès suivit le prêtre. Au milieu des arbres, non loin du temple, il vit un petit palais ; des gens étaient rassemblés devant l’entrée et chantaient.

– Que font-ils là ? Ils prient ? demanda le prince.

– Non, dit le prêtre, visiblement ennuyé. Ce sont là les adorateurs de Kamée, notre prêtresse chargée de veiller sur la flamme du temple.

– Mais qu’espèrent tous ces hommes ?

– Rien ! répondit le prêtre d’un ton indigné. Si la prêtresse chargée de la flamme sacrée oubliait son vœu de chasteté, elle devrait périr !

– Cruelle loi ! dit Ramsès.

– Attends ici, dit le prêtre avec froideur. Et lorsque tu entendras trois coups de gong, entre dans le temple, monte sur la terrasse et de là pénètre dans la salle pourpre…

– Tout seul ?

– Oui.

Le prince s’assit sur un banc, sous un olivier, et se mit à écouter les rires des femmes qui retentissaient dans le petit palais.

« Kamée ?… pensa-t-il. Joli prénom… Elle est sûrement jeune, peut-être belle, et ces Phéniciens stupides la menacent de mort au cas où… C’est sans doute pour eux le seul moyen de garder quelques Phéniciennes vierges… »

Il plaignait cette femme pour qui l’amour devait signifier le tombeau.

« Ah ! Si Tutmosis devenait prêtresse d’Astoreth, il n’aurait pas le temps de faire brûler une seule lampe devant l’autel ! » songea-t-il gaiement.

À ce moment, un chant d’homme s’éleva devant le palais. La voix était chaude et belle ; les paroles étaient grecques. Une flûte accompagnait le chanteur, et un chœur de femmes reprenait chaque fois le refrain. C’était un chant d’amour tendre et troublant. Ramsès avait fermé les yeux et écoutait, charmé. L’univers entier s’était estompé pour lui et il ne restait que ce chant d’amour d’un homme pour une femme, un chant que Ramsès eût voulu faire sien… La passion de cet être amoureux lui parut plus importante que toute la grandeur de son rang de prince et l’importance de ses fonctions.

Il fut tiré de sa rêverie par un son de bronze trois fois répété. Le temple l’appelait.

Il se leva et gravit les marches de la terrasse. Là, tout n’était que silence ; seule une fontaine bruissait doucement. Il abandonna son épée et son manteau et pénétra dans le sanctuaire. La porte était ouverte et des statues de taureaux ailés, aux têtes humaines, accueillaient l’arrivant.

À l’intérieur régnait une totale obscurité ; seule la clarté blafarde de la lune pénétrait par les fenêtres étroites. Dans le fond, devant la statue d’Astoreth, brûlaient deux lampes. Ramsès distingua un visage de femme d’une infinie douceur ; il s’était autrement imaginé cette divinité de la vengeance et de la débauche.

« Étranges Phéniciens, pensa-t-il ; leurs dieux ne mangent pas d’enfants, leurs prêtresses sont vierges et leur déesse a un visage de petite fille… »

Soudain, quelque chose lui frôla les jambes, tel un serpent. Ramsès recula d’un pas. Une voix murmura :

– Ramsès ! Ramsès !

Il ne put distinguer si c’était une voix d’homme ou de femme, mais il était sûr qu’elle venait du sol. Il se pencha, et sentit deux mains se poser délicatement sur sa tête. Il se redressa, voulut les saisir ; il ne rencontra que l’air.

– Ramsès ! murmura la voix, venant cette fois du haut.

Il leva la tête et sentit sur ses lèvres une fleur de lotus, mais c’est en vain qu’il tenta de la saisir.

– Ramsès ! souffla la voix, en provenance de l’autel.

Le prince se retourna et la surprise le cloua sur place. À quelques pas de lui se tenait debout un beau jeune homme, qui lui ressemblait comme un frère jumeau : mêmes traits, même allure, mêmes vêtements. Ramsès crut d’abord se trouver devant un immense miroir, mais il comprit aussitôt qu’il n’avait pas devant lui une image mais un être vivant. Il sentit un baiser dans le cou ; derrière lui, il n’y avait personne et son sosie avait disparu.

– Qui es-tu ? Je veux le savoir ! s’écria-t-il irrité.

– C’est moi, Kamée, répondit une voix douce.

Et, dans le rayon de lune, apparut une ravissante jeune femme, nue, une ceinture dorée enserrant sa taille. Ramsès la prit par la main ; elle le laissa faire.

– C’est donc toi, Kamée ? Ce n’est pas possible ! C’est bien toi qu’un jour Dagon m’a envoyée, n’est-ce pas ! Tu t’appelais alors Tendresse…

– Mais je suis aussi Tendresse, répondit-elle.

– C’est toi qui, tout à l’heure, as posé tes mains sur ma tête ?

– Oui.

– Comment as-tu fait ?

– Comme ceci ! répondit-elle en jetant ses bras autour du coup du prince et en l’embrassant.

Ramsès voulut la saisir dans ses bras, mais elle se dégagea avec une force qu’on ne lui eût jamais soupçonnée.

– C’est donc toi la prêtresse Kamée ? répéta-t-il… Et c’est pour toi que chantait ce Grec… Qui est-il ?

Le prince parlait d’une voix passionnée.

– C’est un serviteur du temple, répondit Kamée d’un ton de mépris.

Ramsès sentait monter en lui un désir insensé pour cette frêle jeune femme qui, quelques mois plus tôt, l’avait laissé indifférent et qui, aujourd’hui, faisait naître en lui une véritable passion. Cependant, il avait présente à l’esprit la loi de mort, inexorable.

– Que tu es belle ! dit-il à Kamée. Puis-je te rendre visite ? Mais, dis-moi, tu es vraiment chargée de veiller sur la flamme sacrée ?

– Oui.

– Et, vraiment, tu n’as pas le droit d’aimer ? Ne feras-tu pas, pour moi, une exception ?

– Les dieux se vengeraient et la Phénicie me renierait !

Ramsès l’attira vers lui, mais elle se dégagea de nouveau.

– Prends garde, seigneur, dit-elle en le regardant avec arrogance. La Phénicie est puissante et ses dieux…

– Que m’importent ses dieux ! S’ils osaient porter la main sur toi, je mettrais en pièces la Phénicie !…

– Kamée !… s’éleva une voix venant de l’autel.

Elle pâlit.

– Tu vois, ils m’appellent… Ils ont peut-être entendu tes blasphèmes !…

– Je leur souhaite de ne jamais entendre ma colère ! éclata Ramsès.

– La colère des dieux est plus terrible encore, dit-elle.

Elle disparut dans l’obscurité. Ramsès courut à sa suite, mais il recula, effrayé. Entre l’autel et lui, une flamme rouge venait de s’abattre avec un grondement terrible. Elle avançait, droit vers lui, sur toute la largeur du temple. Le prince recula pas à pas. Il sentit soudain un souffle d’air frais : il se trouvait dehors, et le portail de bronze se referma avec bruit devant lui.

Il se frotta les yeux, reprit son épée et son manteau, et descendit l’escalier, en titubant.

En le voyant revenir au palais, le visage défait, le regard vague, Tutmosis s’inquiéta.

– Grands dieux ! Où étais-tu ? demanda-t-il. Ta Cour tout entière est inquiète !

– Je suis allé me promener. La nuit est si belle…

– Je tiens à t’apprendre le premier une grande nouvelle, dit le courtisan : Sarah a mis au monde un fils.

– Ah oui ? dit Ramsès d’une voix indifférente. À l’avenir, ajouta-t-il, je ne veux plus qu’on s’inquiète de mes sorties.

– Tu veux donc continuer à sortir seul ?

– Si je ne pouvais sortir seul et aller où j’en ai envie, je serais le plus malheureux des esclaves, répondit sèchement Ramsès.

Il passa dans sa chambre. Hier encore, la nouvelle qu’il avait un fils l’eût rendu fou de joie. Aujourd’hui, il l’accueillait avec indifférence. Il était plongé tout entier dans les souvenirs de cette soirée, la plus extraordinaire qu’il eût jamais connue. Il entendait encore résonner à ses oreilles le chant du Grec et il revoyait le clair de lune sur le temple d’Astoreth. Il ne put fermer l’œil de la nuit.

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