Chapitre XXXII

Le lendemain, le prince se leva tôt et, sitôt habillé, fit appeler Tutmosis. Celui-ci arriva, parfumé et pommadé, curieux aussi de deviner l’humeur du prince. Mais Ramsès paraissait surtout fatigué.

– Es-tu tout à fait sûr que j’aie un fils ? demanda-t-il en bâillant.

– Je tiens la nouvelle de Méfrès.

– Ah ?… Et depuis quand les saints pères s’intéressent-ils à ma maison ?

– Depuis que tu leur es bienveillant, seigneur.

– Vraiment ? dit le prince.

Mais ses pensées étaient ailleurs : il réfléchissait aux prodiges vus au temple d’Astoreth et il les comparait à ceux aperçus au sanctuaire de Hator. Ici comme là tout s’était déroulé dans l’obscurité…

Il revint sur terre et demanda brusquement :

– Quand est-ce donc arrivé ?

– Quoi donc ? La naissance ? Il y a dix jours, paraît-il… La mère et l’enfant se portent bien… C’est le médecin de Herhor lui-même, Ménès, qui a assisté Sarah.

– Bien, bien, dit le prince.

Il repensa aux voix et aux visions du temple. Il était convaincu qu’il ne s’agissait là que d’habiles supercheries, et se demandait seulement : des prêtres phéniciens et des nôtres, lesquels sont les plus adroits ?

– Écoute-moi, Tutmosis, reprit-il ; il faut que Sarah et mon enfant viennent ici. Je veux voir mon fils…

– Veux-tu qu’ils arrivent immédiatement ?

– Oui, au plus vite. Je les installerai dans un des pavillons du jardin, ils y seront très bien et je pourrai montrer mon fils au monde.

Une fois de plus, il retomba dans ses pensées. Il ne croyait plus en aucun des miracles des temples, et une véritable fureur le saisit à l’idée qu’on avait cherché à le tromper tout comme on le faisait avec de vulgaires paysans qui se prosternaient devant le bœuf Apis.

– Tutmosis, dit-il, fais venir les régiments des garnisons voisines à Pi-Bast… Fais-le progressivement, sans démonstration aucune… Je veux les passer en revue et les récompenser de leur fidélité.

– Et nous, les nobles, ne te sommes-nous pas fidèles ?

– L’armée et la noblesse, c’est un même tout.

– Et les gouverneurs, les fonctionnaires ?

– Ils sont fidèles eux-aussi, et même les Phéniciens le sont… Mais il y a beaucoup de traîtres à des postes importants !

– Parle plus bas ! souffla Tutmosis, effrayé.

– Que crains-tu ? dit le prince. Saurais-tu toi aussi qu’il y a parmi nous des traîtres ?

– Je sais à qui tu penses ; mais tu es prévenu contre lui…

– Contre qui ?

– Mais contre Herhor ! Pourtant, j’aurais cru qu’après ta retraite au temple…

– Eh bien, quoi donc ? Au temple comme partout ailleurs, j’ai pu me rendre compte de la richesse des prêtres et de la pauvreté du pharaon…

– Plus bas ! Plus bas ! répéta Tutmosis.

– J’en ai assez de me taire ! éclata Ramsès ; assez d’arborer toujours un visage serein ! Permets qu’au moins avec toi je sois franc ! D’ailleurs, ce que je te dis là, je le dirais même en Conseil d’État : à savoir qu’il est honteux que l’héritier du trône, dont le père possède toute l’Égypte, doive emprunter de l’argent à un roitelet tyrien !

– Mais qu’as-tu donc, aujourd’hui ? murmura Tutmosis, qui voulait terminer au plus vite cette conversation dangereuse.

– Ce que j’ai ?…

Le prince s’arrêta à mi-phrase et se replongea dans ses réflexions. Il se disait que son père, tout comme lui, était depuis trente ans entre les mains d’habiles filous qui lui soutiraient ses richesses et écartaient de lui tous ceux qui auraient pu lui ouvrir les yeux. Il se demandait si, comme le prétendait Hiram, le clergé voulait vraiment renverser la monarchie, et il comprenait les craintes du Phénicien. La domination assyrienne signifiait ruines et carnages.

À ce moment, un son de flûte parvint du dehors.

– Qu’est-ce ? demanda Ramsès.

– Ce sont les Asiates qui accueillent un pèlerin fameux arrivant de Babylone.

– De Babylone ? Comment s’appelle-t-il ?

– Sargon.

– Sargon ?…

Le prince éclata de rire.

– Sargon ?… Et qui est-ce ?

– Un dignitaire de la cour du roi Assar. Il arrive avec dix éléphants, un troupeau de pur-sang et une foule d’esclaves…

– Et que vient-il faire ?

– Il se rend au temple d’Astoreth, prier la déesse…

– Ah, vraiment ?… s’esclaffa le prince, qui se souvenait des paroles de Hiram annonçant la venue de l’envoyé assyrien. Vraiment, quel homme pieux ! Il vient de bien loin pour adorer Astoreth ! Il aurait pourtant trouvé de plus grands dieux à Ninive !

Tutmosis le regardait sans comprendre.

– Que t’arrive-t-il, Ramsès ? demanda-t-il.

– Une révélation, cher Tutmosis, une révélation ! Ha ! ha ! ha ! Sargon, un pieux pèlerin !

– Vraiment, je ne te comprends pas ! répéta Tutmosis, embarrassé.

– Cela n’a pas d’importance, dit le prince. Contente-toi de ne pas oublier que Sargon est venu ici adorer Astoreth, et pour cela seulement !

– J’ai l’impression que tout ce que tu dis est bien dangereux… dit Tutmosis à voix basse.

– Aussi, n’en parle à personne.

– Je ne me trahirai pas, tu le sais bien. Mais sauras-tu, toi, tenir ta langue ?

Ramsès lui mit la main sur l’épaule.

– Sois tranquille, dit-il en le regardant dans les yeux. Il suffit que l’armée et les nobles me restent fidèles, et vous assisterez bientôt à des événements étranges qui vous rempliront d’aise.

– Nous sommes prêts à mourir pour toi ! dit Tutmosis.

Ramsès lui vit un visage si grave qu’il comprit pour la première fois que sous ces apparences de garçon vain et frivole se cachait un homme courageux sur qui on pouvait compter.

Il n’aborda plus jamais, avec Tutmosis de sujets aussi équivoques ; mais ce dernier avait compris que la présence de Sargon à Pi-Bast cachait d’importants secrets d’État. D’ailleurs, depuis quelque temps, les nobles se doutaient que d’importants événements étaient proches, car les Phéniciens leur racontaient – sous le sceau du secret – qu’un traité avec l’Assyrie allait être signé, que la Phénicie serait anéantie et que l’Égypte se couvrirait de honte et tomberait sous la coupe des Assyriens. La noblesse s’en était émue, mais n’osait le montrer. Bien au contraire, on s’amusait plus que jamais tant à la Cour que chez les gouverneurs de Basse-Égypte. On eût dit qu’un vent de folie et de débauche avait déferlé sur toute cette société, et pas une nuit ne se passait sans illuminations, chants, cris et danses. L’Égypte s’amusait avec frénésie.

Après une période de calme, l’activité banquière avait repris et il y avait sur le marché une abondance d’or et de marchandises comme depuis longtemps on n’en avait plus connu.

Les prêtres n’avaient pas été sans remarquer le faste nouveau de la cour de l’héritier du trône, mais ils s’étaient trompés sur ses origines, et dans tous ses rapports à Herhor, Mentésuphis disait que le prince se reposait bruyamment des fatigues de son séjour au temple. Herhor acceptait ces explications avec calme, voire avec satisfaction, car il estimait normale et même utile pour lui la légèreté de Ramsès. Celui-ci y gagna en liberté et il put désormais s’échapper tous les soirs du palais pour se rendre, couvert d’un grand manteau, au temple d’Astoreth. Là, assis sur un banc du jardin, il écoutait les chants en l’honneur de Kamée et rêvait d’elle. Il avait voulu, à plusieurs reprises, rendre visite à la prêtresse, mais il trouva indigne de lui cette attitude de pieux pèlerin apportant des offrandes à la déesse.

Jadis, lorsque Dagon lui avait envoyé Kamée, il l’avait trouvée séduisante, sans plus ; mais maintenant qu’elle lui était devenue inaccessible, à lui nomarque et fils de pharaon, et qu’il entendait chaque soir s’élever vers elle le chant passionné d’un autre homme, il éprouva pour la première fois de sa vie un sentiment nouveau, mélange de désir, de jalousie et de tendresse. S’il avait pu posséder Kamée à son gré, elle ne l’eut sans doute pas intéressé ; mais l’ombre de la mort barrant l’entrée de sa chambre, et ce rival inconnu de tous les soirs donnaient à la jeune femme un attrait incomparable. Voilà pourquoi, depuis dix jours, tous les soirs, Ramsès hantait les jardins du temple d’Astoreth.

Un soir, il s’y rendit avec la décision bien arrêtée de pénétrer chez Kamée. Mais, arrivé à l’entrée du jardin, il eut honte de lui.

« A-t-on jamais vu un fils de pharaon poursuivre ainsi une femme, comme un pauvre scribe sans le sou ? Jusqu’à présent, toutes sont venues à mon appel ; celle-ci viendra également… »

Il était sur le point de rebrousser chemin ; il hésita de nouveau.

« Mais elle ne peut pas venir, songea-t-il ; ils la tueraient… En fait, la tueraient-ils vraiment ? Qui le ferait ? Hiram, qui ne croit en rien, ou Dagon qui ne sait plus lui-même en quoi il croit ?… À moins qu’un de ces pèlerins fanatiques qui sont ici par milliers… »

Il se dirigea vers le palais de la prêtresse. Il y avait plus de bruit et de lumière que d’habitude ; une foule importante entourait la maison. Un éléphant portant un dais somptueux et des chevaux harnachés attendaient entre les arbres. Des hommes barbus, à la chevelure épaisse, vêtus de gros drap et chaussés de bottes, se tenaient près des chevaux. Ils étaient armés d’arcs, d’épées et de javelots. À la vue de ces étrangers trapus, lourds, vulgaires, parlant une langue inconnue aux résonances métalliques, le prince sentit son sang bouillonner.

Le spectacle de ces hommes faisait monter en lui une sourde colère, et il aurait voulu se jeter sur eux, le glaive levé. Il se maîtrisa. Non loin de lui passa un homme vêtu d’un pagne, un Égyptien. Il l’appela, lui tendit quelques drachmes, et demanda :

– Qui sont ces hommes ?

– Des Assyriens, dit l’esclave, et ses yeux brillèrent de haine.

– Des Assyriens ? Que font-ils ici ?

– Sargon, leur maître, est chez la prêtresse, et ils sont là pour le protéger… Que la peste les emporte !

– Va-t’en, dit Ramsès.

« Ainsi, les Assyriens sont déjà chez nous pour négocier – ou pour tromper – et leur grand maître fait la cour à Kamée ? » pensa-t-il.

Il rentra au palais, la tête basse. Une haine inconnue s’était réveillée en lui contre ces ennemis séculaires de l’Égypte, et tout ce que sa raison lui dictait en faveur de la paix s’évanouissait sous l’empire de la passion. La guerre contre l’Assyrie, c’était désormais autre chose que des richesses à conquérir ; c’était surtout une soif de sang et de vengeance.

Rentré chez lui, il appela, comme à l’accoutumée, son fidèle Tutmosis. Il était furieux et Tutmosis était ivre.

– Sais-tu ce que j’ai vu ? demanda-t-il au courtisan.

– Encore des prêtres, sans doute ?…

– J’ai vu des Assyriens ! Oui, des Assyriens, velus, puants, horribles !

Il marchait dans la pièce d’un pas fiévreux.

– J’avais cru, continua-t-il, j’avais cru que je détestais les gouverneurs qui me volent, les prêtres qui me tyrannisent… Je vois maintenant que ce n’étaient que des vétilles ; je n’ai compris ce qu’est la haine que depuis que j’ai vu ces Assyriens !

– Tu es habitué aux Juifs et aux Phéniciens, seigneur ; les Assyriens, tu les vois pour la première fois…

– Mais non ! Phéniciens, Philistins, Libyens, nous sommes une même famille… Du moment qu’ils paient le tribut, nous n’éprouvons à leur égard nulle haine… Mais rien ne nous paraît plus haïssable qu’un Assyrien ! Je ne trouverai de repos tant que je n’aurai pas couvert leurs champs de leurs cadavres, et que je n’aurai compté cent mille bras assyriens coupés !…

Tutmosis, effrayé, se taisait.

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