Chapitre XXXIII

Quelques jours plus tard, Ramsès envoya Tutmosis chez Kamée avec mission de la ramener au palais. Elle arriva peu de temps après, dans une litière soigneuse close. Ramsès la reçut dans son appartement.

– Je suis allé chez toi hier soir, dit-il.

– Astoreth ! Quel bonheur ! Mais, seigneur, pourquoi ne m’as-tu pas appelée ?

– Il y avait là une bande de pourceaux assyriens…

– Je n’aurais jamais espéré que notre maître à tous honorât mon jardin de sa présence !…

Le prince rougit. Si elle avait su qu’il avait passé sous ses fenêtres non pas une soirée, mais dix ! Mais peut-être le savait-elle, et ses paroles n’étaient-elles qu’ironie ?

– Ainsi donc, reprit le prince, tu reçois maintenant des Assyriens ?

– C’était un de leur grand seigneur, Sargon : il a offert cinq talents à la déesse !

– Et tu le remercieras comme il se doit, sans doute ! ironisa Ramsès. Sa générosité amadouera les dieux et t’évitera la mort ?…

– Que dis-tu là ? Ne sais-tu pas qu’aucun Asiate ne lèverait la main sur moi, même si je m’offrais ? Ils craignent la divinité !

– Et que te voulait donc ce pieux Asiate ?

– Il m’a demandé d’aller m’établir au temple d’Astoreth à Babylone.

– Et tu as accepté ?

– J’accepterai… si tu l’ordonnes, répondit Kamée en se voilant le visage.

Ramsès lui prit la main. Ses lèvres tremblaient.

– Ne me touche pas, seigneur ! dit-elle. Tu es mon maître et le salut de la Phénicie, mais sois miséricordieux !…

Le prince la lâcha et fit quelques pas dans la pièce.

– Quelle chaleur, n’est-ce pas ? dit-il. Il existe, paraît-il, des pays où une poussière blanche tombe parfois du ciel : elle fond à la chaleur et elle provoque le froid. Demande à tes dieux d’en faire tomber sur l’Égypte…

Il s’arrêta, la regarda fixement.

– Mais même si toute l’Égypte en était couverte, acheva-t-il, mon cœur n’en serait pas rafraîchi !

– Tu es comme le dieu Amon, seigneur, tu es le soleil incarné, tu éclaires tout ce vers quoi tu te tournes, et sous ton regard les fleurs éclosent…

Le prince s’approcha d’elle.

– Mais sois bon, seigneur, murmura la prêtresse, et ne me fais pas de mal…

Ramsès s’écarta ; Kamée eut un sourire équivoque. Un long silence tomba sur eux. La prêtresse le rompit.

– Tu m’as fait venir, seigneur, j’attends tes volontés.

– Ah oui !

Ramsès semblait sortir du sommeil.

– Ah oui !… Je voulais te demander quelque chose : qui était ce jeune homme qui me ressemblait tant, l’autre nuit, au temple ?

– C’est un secret sacré, seigneur.

– Avec toi, tout est défense et secret. Au moins, dis-moi : était-ce un homme ou un esprit ?

– Un esprit.

– Un esprit qui, le soir, chante sous tes fenêtres…

Kamée sourit.

– Je ne veux pas violer vos secrets, dit Ramsès, mais je te charge de dire à cet esprit qui me ressemble tant de quitter l’Égypte au plus tôt et de ne plus jamais réapparaître ici. Car, vois-tu, il ne peut y avoir deux héritiers du trône dans un même pays…

Il avait proféré cette menace pour inquiéter Kamée, mais une idée nouvelle venait de surgir dans son esprit.

– À propos, Kamée, pourquoi tes compatriotes m’ont-ils montré mon sosie ? Ont-ils voulu ainsi me faire comprendre qu’ils ont pour moi un remplaçant ?

Kamée se jeta à ses pieds.

– Seigneur, tu portes notre talisman sur ta poitrine et tu nous soupçonnes de te vouloir du mal ? Les Phéniciens ont simplement voulu te faire savoir qu’ils ont un sosie fort utile au cas où tu voudrais, un jour, induire tes ennemis en erreur.

Le prince haussa les épaules.

– Seigneur, continua Kamée, ne sais-tu pas que Ramsès le Grand avait deux sosies destinés à ses ennemis ? Ils périrent tous deux, et il leur survécut !

– C’est bien, Kamée, je te crois. Tu recevras cinq talents pour Astoreth. Adieu.

Lorsqu’elle fut partie, Ramsès songea à l’utilité d’un sosie. Il pourrait ainsi faire croire au miracle, se montrer à Thèbes et à Memphis en même temps, entrer dans Babylone et prendre Ninive le même jour ! Les Assyriens seraient certainement frappés de terreur !

De plus en plus, il rêvait de cette guerre qui remplirait le trésor et apaiserait sa soif de vengeance. Il se disait qu’il n’y avait pas place, sur une même terre, pour les Assyriens et pour lui.

Son visage restait songeur des journées entières, et il comblait de faveurs les jeunes gens de sa Cour qui portaient des armes. Aussi, bientôt, son entourage prit-il une allure fort guerrière, ce qui inquiéta Mentésuphis, qui écrivit à Herhor :

Depuis la venue des Assyriens à Pi-Bast, le prince et sa Cour paraissent nerveux et font cliqueter leurs armes. J’ai peur que Sargon ne s’en offusque…

Mais Herhor répondit :

Il est heureux que nos jeunes nobles efféminés aient pris goût aux armes pendant le séjour des Assyriens… Ceux-ci auront ainsi de nous une meilleure idée, et l’héritier du trône a fort bien compris son rôle… Sargon n’en sera que plus conciliant !

Ainsi, pour la première fois en Égypte, un jeune prince avait réussi à tromper la vigilance des prêtres. Il le devait aux Phéniciens qui lui avaient appris le projet d’un traité secret, mais aussi à l’instabilité de son caractère qui, pour ceux qui l’observaient, expliquait ses brusques revirements et faisait douter de son énergie.

Il donna d’ailleurs une fois de plus la preuve de cette incroyable instabilité lorsqu’arriva Sarah. Elle était accourue, avec son fils, malgré la chaleur ; tous deux étaient fatigués, mais fort beaux. Le prince était ravi. Il avait installé Sarah et son enfant dans le plus beau pavillon du jardin, et il passait des journées entières à côté du berceau. Comme un songe, tout son esprit combatif s’était évanoui, et sa Cour avait repris ses confortables habitudes et abandonné le rude habit militaire. Ramsès ne vivait plus que pour son fils, il ne cessait de l’admirer et de le faire admirer à son entourage.

Mais cet intermède familial n’était pas du goût des Phéniciens ; aussi y mirent-ils rapidement fin.

Hiram arriva un jour au palais, accompagné, comme à son habitude, d’une foule d’esclaves.

– Seigneur ! dit-il à Ramsès. Tu as offert cinq talents à notre temple ; accepte donc d’assister aux jeux sacrés d’Astoreth, organisés avec cet argent.

Il lui tendit, sur un plateau, la clé d’une loge du cirque.

Ramsès accepta volontiers et, vers quatre heures de l’après-midi, il se rendit au cirque.

C’était un espace circulaire, entouré de gradins ; au-dessus, des loges ; un voile de mousseline protégeait du soleil. À l’entrée du prince, les assistants poussèrent un grand cri, puis commença la procession des musiciens, des chanteurs et des danseuses.

Le prince regarda autour de lui. À sa droite se trouvait la loge de Hiram et des dignitaires phéniciens ; à sa gauche, celle des prêtres et des prêtresses. Kamée s’y trouvait, éclatante de beauté. Après avoir salué le prince, elle se mit à causer avec un étranger aux cheveux blancs, à la stature imposante. Toute la bonne humeur de Ramsès disparut à cette vue. Il s’assombrit et demanda à Tutmosis :

– Comment s’appelle cet homme à qui la prêtresse fait des grâces ?

– C’est Sargon, l’illustre pèlerin de Babylone.

– Mais c’est un vieillard !

– Il est certes plus âgé que nous, mais c’est un très bel homme.

– Comment un barbare pourrait-il être beau ? Il sent mauvais, sans aucun doute !

Ils se turent. Ramsès de colère, Tutmosis de peur d’avoir osé louer un homme qui déplaisait à son maître.

Dans l’arène, les spectacles se succédaient : gymnastes, charmeurs de serpents, danseuses recueillaient les applaudissements du public. Mais le prince demeurait sombre : il détestait les Assyriens et était jaloux de Kamée.

Enfin commencèrent les combats de taureaux : une bête puissante, la tête couverte d’un drap, pénétra dans l’arène au son des tambours et des flûtes. Des hommes nus, armés de javelots et d’épées, la suivaient. Sur un signe du prince, qui présidait aux jeux, l’un des hommes arracha la toile qui recouvrait les yeux du taureau ; celui-ci, ébloui, se tint un moment immobile, puis se rua à la poursuite des lutteurs qui l’agaçaient de leurs javelots. Mais il se fatiguait en vain, perdait du sang. Enfin, couvert de bave, il s’écroula, terrassé, cependant que le public applaudissait.

Ramsès ne cessait d’observer Kamée. Elle parlait toujours avec Sargon, lui souriait ; parfois, il la voyait rougir et baisser les yeux, comme indignée ; à d’autres moments, elle se penchait si fort vers son interlocuteur que ses longs cheveux noirs se mêlaient à la crinière du barbare. Ramsès souffrait le martyre ; jamais encore aucune femme ne l’avait dédaigné pour un autre ; et ici, un Assyrien, presque un vieillard…

Dans l’arène, les jeux continuaient. D’autres taureaux succédaient au premier. Soudain, un grand cri s’éleva dans le public : la bête, rendue furieuse, venait d’encorner un de ses adversaires qui, les os brisés, gémissait étendu sur le sable. Des esclaves se précipitèrent pour le relever, mais le taureau bondit sur eux et les dispersa. Un grand silence s’était fait dans le cirque : les combattants, armés de piques, étaient affolés. Le taureau renversa l’un d’eux et se mit à poursuivre les autres. Et l’on vit alors cette scène inouïe : une arène où cinq hommes jonchaient le sol et où une dizaine d’autres fuyaient, épouvantés, devant un taureau déchaîné. L’assistance hurlait de terreur et de colère.

Soudain, ce fut à nouveau le silence. Dans sa loge, Hiram avait pâli ; tous les spectateurs se penchaient pour mieux voir. Deux hommes avaient bondi dans l’arène : Ramsès, le glaive à la main et Sargon, armé d’une hachette.

Le taureau courait en rond dans un tourbillon de poussière. Il fonça droit sur le prince puis, soudain, s’écarta et bondit sur Sargon. Au même moment, il s’écroula, abattu d’un terrible coup de hache entre les deux yeux.

Une grande clameur s’éleva, des fleurs tombèrent aux pieds de l’Assyrien. Ramsès se tenait à l’écart, étonné et irrité à la fois, son glaive inutile à la main. Il vit Kamée prendre une fleur à des voisins et la jeter à Sargon. Celui-ci acceptait avec indifférence cet hommage populaire. Il toucha le taureau du pied pour s’assurer qu’il était bien mort, puis fit à Ramsès un profond salut. Celui-ci le regarda avec une rage contenue ; il eut volontiers plongé son glaive dans la poitrine du vainqueur !… Mais il se domina et, détachant le collier qu’il portait au cou, il le tendit à Sargon. Celui-ci salua à nouveau, baisa le collier et le passa à son cou.

Le prince fit demi-tour et s’éloigna d’un pas rapide. Triste et humilié, il quitta le cirque au milieu des cris joyeux des spectateurs.

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