Chapitre XXXIV

C’était le mois de juillet, et la chaleur devenait accablante. À la cour de Ramsès, on continuait à s’amuser et on parlait encore de la mémorable scène du cirque. Les courtisans louaient le courage du prince, les maladroits louaient celui de Sargon : les prêtres désapprouvaient l’héritier du trône d’être descendu dans l’arène.

Ramsès, n’écoutait ni les uns ni les autres. Il avait, présentes encore à la mémoire, deux images : l’Assyrien vainqueur du taureau et Kamée acceptant ses avances. Ne pouvant faire venir la prêtresse, il lui fit demander une entrevue. Elle lui répondit qu’elle l’attendait le soir même.

À la nuit tombée, Ramsès se glissa hors du palais et alla au temple d’Astoreth. Le jardin était presque désert et dans le palais de Kamée ne brillaient que quelques faibles lumières.

Le prince frappa doucement à la porte. La prêtresse elle-même vint ouvrir. Dans le vestibule sombre, elle lui baisa les mains et déclara qu’elle serait morte de douleur si, au cirque, le taureau avait fait quelque mal au prince.

– Maintenant, tu peux te tranquilliser, dit Ramsès, avec colère, puisque ton amant m’a sauvé la vie !

Ils étaient entrés dans une pièce éclairée. Ramsès vit alors que Kamée pleurait.

– Qu’as-tu ? demanda-t-il.

– Tu m’as retiré ta bienveillance, dit-elle ; peut-être l’ai-je mérité…

Le prince eut un rire amer.

– Es-tu déjà sa maîtresse, ou t’apprêtes-tu seulement à le devenir, vierge sacrée ?

– Sa maîtresse ? Jamais ! Mais je puis devenir sa femme…

Ramsès se leva d’un bond.

– Est-ce moi qui perds la raison ? Comment, toi, prêtresse chargée de veiller sur la flamme de l’autel d’Astoreth, et qui dois rester vierge sous peine de mort, tu vas te marier ? Décidément, vous mentez sans arrêt, vous, Phéniciens !

– Écoute-moi, seigneur, dit-elle en essuyant ses larmes. Sargon veut faire de moi son épouse, sa première épouse ! Dans certain cas, une prêtresse peut se marier à condition d’épouser un homme de sang royal. Or, Sargon est parent du roi Assar…

– Et tu acceptes de l’épouser ?

– Si le conseil des prêtres tyriens me l’ordonne, que pourrai-je faire ?

Elle éclata de nouveau en sanglots.

– Je ne vois pas en quoi Sargon intéresse ce conseil ?

– Il l’intéresse beaucoup, au contraire, dit Kamée en soupirant. Les Assyriens vont, paraît-il, s’emparer de la Phénicie et c’est Sargon qui deviendra le satrape de notre pays.

– Tu es folle ! s’écria Ramsès.

– Je sais ce que je dis. Nous prions sans cesse, au temple, pour le salut de la Phénicie. Et maintenant plus que jamais…

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’un prêtre chaldéen vient d’arriver en Égypte comme ambassadeur du roi Assar : il est chargé de signer avec vous le traité concernant l’annexion de la Phénicie.

Le prince voulut avouer qu’il n’était au courant de rien, mais il se retint et se mit à rire.

– Je te jure, dit-il, je te jure sur l’honneur que, moi vivant, Assar ne s’emparera pas de la Phénicie. Cela te suffit-il ?

– Ah ! Seigneur ! s’écria-t-elle en se jetant à ses pieds.

– Dans ces conditions, tu ne deviendras pas la femme de ce rustre ?

– Comment peux-tu encore en douter ?

– Et tu seras mienne ?

– Vraiment, tu veux ma mort ! s’écria-t-elle. Mais si tu l’exiges, je suis prête !…

– Je veux que tu vives, murmura-t-il avec fougue. Que tu vives tout en étant mienne !

– C’est impossible !

– Et le conseil des prêtres tyriens ?

– Il ne peut que m’autoriser à me marier…

– Tu entreras dans ma maison !

– Si je n’y entre pas comme ta femme, je mourrai… Mais je suis prête, je te le jure ! murmura-t-elle.

– Sois tranquille. Je veillerai sur toi ! dit Ramsès avec force.

– Comment feras-tu ? demanda Kamée en s’agenouillant de nouveau devant lui.

– Tu vaux bien un trône ! dit tout bas Ramsès, exalté.

– Ne fais pas cela ! s’écria-t-elle. Ne renonce pas au trône, car que deviendrait alors la Phénicie ?

Le prince sentit un voile glacé descendre sur lui, et il eut l’impression que par une blessure soudaine un sentiment s’en allait. Sa passion pour la prêtresse restait entière, mais tout respect et toute confiance s’étaient évanouis. Il se sentit las et fit ses adieux à Kamée. Avant de sortir, il regarda autour de lui comme s’il partait à regret. Il se disait en lui-même :

« Tu seras quand même mienne et les dieux phéniciens ne te tueront pas s’ils tiennent à leurs temples… »

À peine Ramsès fut-il parti que le jeune Grec, si beau et ressemblant si fort au prince, fit irruption dans la chambre de Kamée. La fureur se peignait sur son visage.

– Lykon, que viens-tu faire ici ? s’écria Kamée, effrayée.

– Vipère ! siffla le Grec. Il y a moins d’un mois, tu m’as juré que tu m’aimais et que tu fuirais en Grèce avec moi, et déjà tu te jettes dans les bras d’un autre amant !

– Ta jalousie me fait horreur ! coupa la prêtresse.

– Je te tuerai, oui, je te tuerai de mes propres mains si tu deviens sa maîtresse ! criait Lykon.

– La maîtresse de qui ?

– Le sais-je ? Des deux, sans doute : du vieil Assyrien et de ce prince enfant… Il peut avoir toutes les femmes de l’Égypte, et il vient s’attaquer aux étrangères !…

– Et toi, n’es-tu pas, pour nous, un étranger ? demanda calmement Kamée.

– Garce ! éclata le Grec. Non, je ne vous suis pas étranger, car ma voix est au service de vos dieux ! Et combien de fois, grâce à ma ressemblance avec l’héritier du trône, n’avez-vous pas fait croire à ces Asiates stupides que Ramsès professait votre religion ?

– Tais-toi donc ! murmura la prêtresse en lui mettant la main sur la bouche.

À ce geste, le Grec parut s’apaiser. Il continua à voix basse :

– Écoute, Kamée… Un navire que commande mon frère arrive ces jours prochains dans le golfe Sébennytique. Rejoins-moi à Pi-Uto, et là nous nous embarquerons pour la Grèce. Jamais les Phéniciens ne t’y retrouveront…

– Ils me retrouveront partout !

– Gare à eux s’ils touchent à un seul de tes cheveux ! Sache-le !

– Et toi, sache que je ne partirai pas d’ici avant d’avoir amassé vingt talents… Or, je n’en ai encore que huit.

– Et où prendras-tu le reste ?

– Sargon et le prince me les donneront.

– J’accepte que tu voies Sargon ; mais le prince, non !

– Tu es stupide, Lykon ! N’as-tu pas compris pourquoi ce garçon me plaît ? Mais parce qu’il te ressemble !

Le Grec se rasséréna.

– Soit, dit-il. Mais je suis jaloux et violent, tu le sais ; évite donc les familiarités de Ramsès…

Il l’embrassa et quitta discrètement la maison.

Kamée tendit le poing dans sa direction ; son regard était dur.

– Bellâtre ! murmura-t-elle. Tu es juste bon à me servir d’esclave !

Share on Twitter Share on Facebook