Chapitre XXXV

Lorsque, le lendemain, Ramsès vint rendre visite à son fils, il trouva Sarah en larmes.

– Qu’as-tu ? demanda-t-il.

– Seigneur, je sais que tu ne m’aimes plus, mais, au moins, ne t’expose pas ainsi, toi !…

– Qui t’a dit que je ne t’aimais plus ?

– Tu as trois autres femmes dans ta maison… Des filles de sang noble…

– Soit. Mais encore ?

– Et tu cours encore des dangers pour une quatrième… Une Phénicienne dévergondée !…

Le prince se troubla. Comment Sarah avait-elle pu apprendre ou deviner que Kamée était dévergondée ?

– Il y a des mauvaises langues partout, dit-il. Qui t’a parlé d’une Phénicienne ?

– Personne, sinon mon cœur et des présages.

– Des présages ?

– Oui, ils sont effrayants. Une vieille prêtresse m’a prédit que mon fils et moi péririons par la faute des Phéniciens…

– Et toi, fille de Jehovah, tu crois aux balivernes d’une vieille ?

– Mon Dieu ne concerne que moi ; je dois aussi respecter les dieux des autres.

– Ainsi, la prêtresse en question t’a parlé des Phéniciens ?

– Oui, il y a longtemps déjà, elle m’a dit de me méfier d’une Phénicienne… Ici, j’entends sans cesse parler d’une prêtresse phénicienne ; on dit même que c’est envoûté par elle que tu as bondi, l’autre jour, dans l’arène… Je serais morte de douleur si cette bête t’avait fait quelque mal !

– Je ne cours aucun risque, rassure-toi, dit le prince en riant. Les hommes peuvent nuire aux hommes, mais pas à nous qui sommes les maîtres du monde !

Il embrassa Sarah et son fils et les quitta. Mais l’inquiétude était en lui.

« Décidément, rien ne peut rester secret en Égypte, pensait-il. Je suis surveillé sans cesse par les prêtres et les courtisans ; Kamée est observée sans répit par les phéniciens. S’ils m’ont laissé lui rendre visite, c’est qu’ils n’attachent guère d’importance à sa vertu… D’ailleurs, après m’avoir dévoilé les supercheries de leur temple !… Oui, Kamée sera à moi. Ils ont trop besoin de mon appui pour risquer de s’attirer ma colère… »

Quelques jours plus tard, l’archiprêtre Mentésuphis vint trouver Ramsès. À son air grave, le prince devina qu’il était au courant de tout et qu’il allait lui faire des reproches, mais il n’en fut rien. Après s’être assis, l’archiprêtre commença sur un ton officiel :

– Je viens d’apprendre de Memphis l’arrivée à Pi-Bast du grand prêtre chaldéen Istubar, astrologue et conseiller du roi Assar…

Le prince faillit souffler à Mentésuphis le but de la visite d’Istubar, mais il se mordit les lèvres et garda le silence.

– Istubar, continua l’archiprêtre, a apporté des documents qui nomment Sargon ambassadeur du roi Assar en Égypte…

Ramsès faillit éclater de rire en voyant l’air sérieux avec lequel Mentésuphis lui dévoilait une infime partie des secrets qu’il connaissait, lui, depuis fort longtemps. Il sentit aussi du mépris s’ajouter à sa gaieté.

– Le noble Sargon et l’illustre Istubar, poursuivait Mentésuphis, se rendront à Memphis pour présenter leurs hommages au pharaon. Ils demandent cependant que l’héritier du trône les reçoive d’abord.

– Bien volontiers, répondit le prince. J’aurai aussi l’occasion de lui demander quand l’Assyrie compte payer ses dettes envers nous…

– Tu ferais cela ? demanda le prêtre, en le regardant fixement.

– Mais c’est de la première importance ! Notre trésor est pauvre…

Mentésuphis se leva et dit, d’une voix basse et solennelle :

– Erpatrès, je te défends, au nom du pharaon, de prononcer devant Sargon ou Istubar un seul mot au sujet du tribut en retard !

Le prince pâlit.

– Saint père, dit-il en se levant à son tour, de quel droit me donnes-tu des ordres ?

Mentésuphis détacha de son cou une chaîne au bout de laquelle brillait une des bagues du pharaon. Voyant ce symbole du pouvoir, le prince baisa la bague et déclara :

– J’exécuterai les ordres de mon père et maître.

Ils se rassirent et Ramsès demanda :

– Pourrais-tu cependant m’expliquer pourquoi l’Assyrie ne doit pas payer son tribut dont nous avons pourtant grand besoin ?

– Parce que nous n’avons pas les moyens de la forcer à le payer, répondit Mentésuphis avec froideur. Nous disposons de cent vingt mille soldats et les Assyriens en ont trois cents mille.

– Pourquoi, dans ce cas, le ministère de la Guerre, dont tu fais partie, a-t-il réduit notre armée de soixante mille hommes ?

– Pour enrichir le trésor du pharaon de douze mille talents !

– Ah !… Mais, dis-moi encore, pourquoi Sargon se rend-il chez mon père ?

– Je ne sais pas.

– Mais moi, en tant qu’erpatrès, ne devrais-je pas le savoir ?

– Il est des secrets d’État qui ne sont connus que de quelques dignitaires…

– Et que mon père lui-même ignore ?…

– Certes, le pharaon demeure étranger à certains secrets, car il n’est pas archiprêtre.

– C’est étrange, railla le prince ; l’Égypte appartient au pharaon et il s’y passe des choses que le pharaon ignore ! Explique-moi donc ce paradoxe ?

– L’Égypte appartient en premier lieu à Amon, et il importe que les grands secrets ne soient connus que de ceux à qui Amon révèle sa volonté.

Le prince bouillonnait de colère et se dominait à grand-peine.

– Un mot encore, dit-il aussi calmement qu’il le put, un mot encore : si l’Égypte est faible au point qu’il m’est défendu de réclamer les dettes assyriennes, quelle garantie avons-nous que ces mêmes Assyriens ne nous attaqueront pas demain ?

– Nous pouvons nous protéger par des traités.

– Il n’y a pas de traités pour les faibles ! s’écria Ramsès. Il faut des javelots pour garantir des papyrus !

– Et qui te dit que nous n’en avons pas ?

– Toi-même ! Nous avons cent vingt mille hommes contre trois cent mille ! Les Assyriens peuvent faire de l’Égypte un désert !

Les yeux de Mentésuphis brillèrent.

– S’ils pénétraient chez nous, l’Égypte serait leur tombeau… Nous armerions tous les nobles, tous les paysans et même les prisonniers. Tous les temples livreraient leur or, et c’est avec cinq cent mille combattants égyptiens que les Assyriens devraient se mesurer !

Cet éclat d’enthousiasme patriotique plut à Ramsès. Il prit le prêtre par le bras et dit :

– Si nous pouvons disposer d’une telle armée, pourquoi ne marcherions-nous pas sur Babylone ? Nitager nous le demande depuis des années, l’Assyrie se fait menaçante… Le temps travaille contre nous !

Le prêtre l’interrompit.

– Sais-tu, seigneur, ce qu’est la guerre, et surtout ce qu’est une guerre qui nécessite la traversée du désert ? Avant d’arriver à l’Euphrate, nous perdrions sans doute la moitié de nos effectifs !

– Une seule bataille rétablirait la situation ! dit Ramsès.

– Une bataille… Sais-tu, toi, ce qu’est une bataille ?

– Je m’en doute ! dit fièrement le prince en touchant l’épée suspendue à son côté.

Mentésuphis haussa les épaules.

– Eh bien, moi, je te dis que tu ne sais pas ce qu’est une bataille. Tu en as une idée complètement fausse que t’ont donnée les manœuvres ! Tu y étais toujours vainqueur, alors que plus d’une fois tu aurais dû y être vaincu.

Le prince s’assombrit.

– Vois-tu, seigneur, continua le prêtre, la bataille, c’est avant tout du hasard. Le sort nous tend la main, et il faut la saisir au plus vite. Aucune erreur n’est permise…

– Je prétends, moi, que nous devons écraser l’Assyrie ! répéta le prince en se frappant la poitrine.

– Tu n’as pas tort, dit l’archiprêtre. L’Assyrie sera vaincue, et par toi encore peut-être, mais plus tard, plus tard…

Mentésuphis s’en alla.

Le prince ne doutait plus des paroles de Hiram. Il était certain à présent qu’un traité avait été conclu, que le pharaon allait être obligé de ratifier… Mais, d’un autre côté, Mentésuphis s’était trahi en révélant que l’Égypte pouvait mettre sur pied un demi-million d’hommes ; cela seul importait.

Mentésuphis, de son côté, pensait que le prince était un homme emporté, amateur de femmes, mais possédant aussi un caractère peu commun. Il pourrait peut-être assumer dignement la succession de Ramsès le Grand, détruire Ninive et Babylone, et installer le culte d’Amon du désert de Libye aux rives du Gange.

Quelques jours plus tard, Sargon fit connaître au prince sa nomination comme ambassadeur assyrien, exprima le désir de le saluer et demanda une escorte pour l’accompagner à Memphis.

Le prince fit attendre sa réponse deux jours, et fixa l’entrevue à quatre jours de là. Mais l’Assyrien, habitué à la lenteur orientale, ne s’en formalisa pas. Il passait ses journées à boire et à jouer aux dés avec Hiram et, le soir venu, il se rendait chez Kamée. Comme tout homme âgé et doué de sens pratique, il payait ses visites à la prêtresse. Quant à ses sentiments, il les exprimait ainsi :

– Pourquoi, Kamée, perds-tu ton temps à Pi-Bast ? Tant que tu es jeune, le service d’Astoreth t’amuse ; mais ta vieillesse sera misérable. Aussi, écoute-moi : Quitte ce temple et entre dans mon harem. Je te donnerai dix talents, quarante vaches et cent mesures de grain, et tes prêtres y gagneront aussi quelque chose ! À Ninive, tu seras une grande dame et, qui sait, peut-être plairas-tu au roi Assar lui-même ? Si cela arrive, ton bonheur est assuré et moi, je récupérerai les dépenses faites pour toi…

Kamée se mordait les lèvres pour ne pas rire en écoutant de tels discours.

Au jour fixé, Sargon vint en audience au palais, accompagné d’Istubar. Son cortège était riche et brillant ; il se composait de cavaliers cuirassés et de fantassins couverts de longs manteaux. Sargon lui-même était monté sur un éléphant.

Ramsès l’attendait au milieu des prêtres et des officiers, dans la grande salle de réception. En voyant la pompe dont s’entourait l’Assyrien, il fronça les sourcils mais sur un regard de Mentésuphis, il se calma. Sargon s’avança vers le fauteuil dans lequel Ramsès avait pris place.

Il était vêtu d’une toge verte cousue d’or et d’un manteau d’une blancheur éclatante. Il s’adressa à Ramsès en assyrien. Un interprète traduisit au fur et à mesure :

– Moi, Sargon, général, satrape, cousin du roi Assar, je viens te saluer, fils de pharaon, et t’apporter des présents…

Le prince demeurait impassible comme une statue.

– Interprète, dit Sargon au traducteur, as-tu fidèlement traduit mes aimables paroles ?

Mentésuphis souffla à l’oreille du prince :

– Seigneur, Sargon attend ta réponse !

– Eh bien, réponds-lui, éclata le prince, que je ne comprends pas de quel droit il me parle d’égal à égal !

Mentésuphis se troubla, et les lèvres de Ramsès se mirent à trembler de colère. Mais le Chaldéen Istubar, qui comprenait l’égyptien, dit rapidement à Sargon :

– Prosternons-nous !

– Pourquoi devrais-je me prosterner ? demanda Sargon, offusqué.

– Prosterne-toi, si tu tiens à ta tête !

Et il se jeta lui-même face au sol. Sargon l’imita.

– Pourquoi dois-je rester couché à plat ventre devant ce gamin ? grogna-t-il.

– Parce que c’est le nomarque, répondit Istubar.

– N’ai-je pas été le nomarque d’Assyrie, moi ?

– Oui, mais lui sera roi et toi, tu ne le seras jamais !

– De quoi discutent donc ainsi les ambassadeurs du grand roi Assar ? demanda le prince à l’interprète, avec un sourire.

– Ils se demandent s’ils doivent également te montrer les présents destinés au pharaon, répondit habilement l’interprète.

– Oui, je veux les voir ! Et que les ambassadeurs se lèvent ! ajouta-t-il.

Sargon se redressa, rouge de colère et de fatigue, et il s’assit par terre, les jambes croisées.

– Je n’aurais jamais cru, s’écria-t-il, que moi, cousin et ambassadeur du grand Assar, j’aurais à essuyer de mes vêtements la poussière du sol chez le nomarque d’Égypte !

Mentésuphis, qui comprenait l’assyrien, fit immédiatement apporter deux sièges, sur lesquels prirent place Sargon et Istubar.

Sur un ordre de Sargon, on déposa devant lui une grande coupe de verre et une épée d’acier ; devant le perron du palais furent amenés deux chevaux somptueusement harnachés. Alors, il se leva et dit à Ramsès :

– Mon maître, le roi Assar, t’envoie une paire de chevaux de haute lignée ; puissent-ils te porter à de nombreuses victoires ! Il t’envoie aussi cette coupe qui t’abreuvera de joie et cette épée, unique entre toutes.

Il tira du fourreau une longue lame brillante, et la ploya. Le métal prit la forme d’un arc, puis se redressa avec un éclair.

– Quelle arme splendide ! dit Ramsès.

– Si tu permets, dit Sargon, fier d’exhiber une de ces armes assyriennes fameuses à l’époque, si tu permets, je vais t’en démontrer une autre vertu.

Il fit approcher un officier égyptien et lui fit tirer son glaive d’airain. Alors, d’un coup sec, il frappa l’arme de son adversaire de sa lame d’acier, la coupant en deux.

Un murmure d’étonnement parcourut la salle. Ramsès rougit violemment.

« Cet étranger, pensait le prince, m’a devancé dans l’arène ; il veut épouser Kamée ; maintenant, voilà qu’il me montre une arme qui taille nos glaives comme du bois ! »

Il se mit à haïr plus encore le roi Assar, les Assyriens en général et Sargon en particulier. Il dut se dominer et demander aimablement à l’ambassadeur de lui montrer les présents destinés au pharaon.

Des esclaves apportèrent aussitôt des caisses de bois précieux, d’où ils tirèrent des pièces de tissus fins, des coupes, des poteries, des armes d’acier, des arcs, des armures dorées et des vases d’or.

Les Égyptiens présents murmuraient que la magnificence du roi Assar avait dû lui coûter près de cent cinquante talents.

On emporta les caisses, et le prince invita les deux ambassadeurs et leur suite à un banquet au cours duquel chaque convive reçut un cadeau en souvenir. Ramsès poussa l’amabilité jusqu’à offrir à Sargon une de ses femmes qui avait semblé lui plaire particulièrement. Il se montrait affable et généreux, mais demeurait sombre, et lorsque Tutmosis lui demanda ce qu’il pensait des dons du roi Assar, il répondit :

– Je ne serai heureux que lorsque je foulerai de mes pieds les ruines de Ninive !…

Les Assyriens se montrèrent très réservés tout au long de la fête. Ils burent peu et crièrent moins encore.

Sargon s’abstint d’éclater de son rire sonore comme il avait l’habitude de le faire et, les yeux mi-clos, il semblait réfléchir profondément.

Les deux prêtres, le Chaldéen Istubar et l’Égyptien Mentésuphis paraissaient, eux, calmes et sereins, comme des hommes qui connaissent l’avenir et s’en savent les maîtres.

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