Chapitre XXXVI

Sargon passa encore quelques jours à Pi-Bast en attendant l’invitation du Pharaon. Pendant ce temps, des rumeurs étranges coururent parmi la noblesse et les officiers. On disait que les prêtres avaient libéré les Assyriens de tout tribut pour l’avenir et qu’ils avaient passé l’éponge sur les dettes passées ; que de plus, un traité de paix avait été conclu pour de longues années avec l’Assyrie, afin de permettre à celle-ci une guerre dans le Nord. Les Phéniciens se faisaient les propagateurs de ces bruits.

– Le pharaon, disaient-ils, est tombé malade lorsqu’il apprit les concessions consenties aux barbares ; le prince Ramsès lui aussi souffre de cet état de choses, mais, tout comme son père, il doit céder aux prêtres, n’étant pas sûr des sentiments de l’armée et de la noblesse.

L’aristocratie égyptienne s’offusquait de ces soupçons.

– Comment ? disaient entre eux les nobles ; la dynastie n’a plus confiance en nous ? Les prêtres veulent donc déshonorer et ruiner l’Égypte ? Car si l’Assyrie est en guerre dans le Nord, c’est le moment ou jamais de l’attaquer.

Cette sourde colère prit peu à peu la forme d’une conspiration à laquelle adhérèrent la plupart des nobles. Mais les prêtres, sûrs d’eux, ne s’en apercevaient pas, pas plus que Sargon qui, quoique se sentant entouré de haine, n’y attachait aucune importance. Il mettait l’animosité de Ramsès sur le compte de la jalousie du prince pour Kamée. Confiant en son immunité diplomatique, il s’amusait tout à son aise et, le soir, allait retrouver la prêtresse qui acceptait de plus en plus favorablement ses présents et ses avances.

Telle était l’atmosphère générale lorsqu’une nuit l’archiprêtre Mentésuphis pénétra précipitamment dans les appartements de Ramsès et exigea de voir immédiatement le prince. Les courtisans, réveillés, répondirent que chez Ramsès se trouvait une de ses femmes et qu’ils n’osaient troubler sa tranquillité, mais Mentésuphis insista tant qu’ils finirent par faire appeler le prince.

Celui-ci arriva au bout d’un moment, nullement fâché.

– Que se passe-t-il ? demanda-t-il au prêtre. Sommes-nous en guerre, que tu prennes la peine de te déranger à une heure aussi tardive ?

Mentésuphis regarda fixement le prince et parut satisfait des constatations qu’il avait faites.

– Es-tu sorti, ce soir ? demanda-t-il.

– Non.

– Puis-je m’en porter garant sur mon honneur de prêtre ?

Le prince s’étonna.

– Il me semble, dit-il, que ta parole est inutile puisque j’ai donné la mienne. Que se passe-t-il ?

Mentésuphis prit le prince à l’écart.

– Sais-tu, dit-il avec indignation, sais-tu qu’il y a une heure à peine, une bande de jeunes gens a attaqué et battu Sargon ?

– Où cela ?

– Près de la maison d’une prêtresse phénicienne appelée Kamée, répondit Mentésuphis en scrutant la physionomie du prince.

– Eh bien ! Voilà des garçons courageux ! S’attaquer à un pareil gaillard !

– S’attaquer à un ambassadeur, surtout ! interrompit le prêtre. Te rends-tu compte de la gravité de l’injure ?

– Ah ! Ah ! rit Ramsès. Le roi d’Assyrie envoie donc ses ambassadeurs jusque chez les danseuses phéniciennes ?

Mentésuphis se troubla. Soudain, il se frappa le front et dit en riant, lui aussi :

– Tu as raison, seigneur ; je suis stupide. J’avais oublié que Sargon cessait d’être ambassadeur pour redevenir un homme comme les autres lorsqu’il rendait visite, la nuit, à une femme de mauvaise vie !

Il ajouta :

– De toute manière, l’incident est regrettable, car Sargon nous en voudra.

– Ah ! Saint père ! Tu oublies constamment que l’Égypte n’a pas à redouter les humeurs de Sargon ni même celles du roi Assar !

Les remarques du prince avaient ébranlé Mentésuphis. Il murmura :

– Les dieux t’ont fait sage, seigneur ! J’allais faire arrêter et condamner ces jeunes aventuriers ; mais je préfère te demander conseil : que dois-je faire ?

– Attends à demain, répondit Ramsès. La nuit porte conseil.

– Et si d’ici demain je n’ai rien trouvé ?

– De toute manière, j’irai, moi, rendre visite à Sargon, et je m’efforcerai de lui faire oublier sa mésaventure.

Le prêtre quitta le palais convaincu de l’innocence du prince.

Le lendemain, le beau Sargon resta couché jusque midi ; à ses côtés se trouvait le pieux Istubar.

– Istubar, demanda l’ambassadeur à un certain moment, es-tu certain que personne, à ma Cour, n’est au courant de ma mésaventure ?

– Qui le serait, puisque personne n’a rien vu ?

– Et les Égyptiens ? gémit Sargon.

– Le prince et Mentésuphis sont les seuls à savoir, sans compter tes agresseurs, naturellement, qui garderont longtemps le souvenir de tes poings !

– Je crois que l’héritier du trône était parmi eux et que je lui ai même cassé le nez !

– Le nez de l’héritier du trône est entier et je te garantis qu’il n’était pas parmi tes agresseurs.

– Dans ce cas, il devrait en faire empaler quelques-uns… Je suis ambassadeur, donc intouchable !

– Je te conseille plutôt de te calmer… S’il y a procès, tout le monde saura que l’ambassadeur du roi Assar rend visite, la nuit, à des Phéniciens…

Sargon soupira, pour autant qu’on puisse appeler soupir un bruit semblable aux grognements du lion.

Soudain, un officier assyrien entra. Il s’agenouilla devant Sargon et dit :

– Seigneur ! Des dignitaires égyptiens, dont l’héritier du trône, sont là et veulent te présenter leurs hommages !

Au même moment, le prince entra dans la pièce. Il s’approcha du lit où l’Assyrien, surpris, ne savait s’il devait se cacher sous les draps ou fuir nu dans une autre pièce. Des officiers assyriens suivaient Ramsès, étonnés de son irruption contraire à tout protocole. Istubar leur adressa un signe et ils sortirent.

– Je te salue, ambassadeur du roi Assar et hôte du pharaon, dit le prince à Sargon. Je suis venu te demander si tu ne manquais de rien et te proposer une promenade à cheval au milieu de ma suite, comme il sied à un dignitaire du grand Assar.

Sargon, toujours couché, écoutait sans comprendre. Lorsqu’Istubar eut traduit les paroles du prince, il se dressa, ravi et se mit à répéter ces deux mots accolés : « Assar… Ramsès… Assar… Ramsès… » Quand il se fut calmé, il s’excusa de sa tenue et ajouta :

– Je suis d’autant plus heureux de ta visite, fils de pharaon, que je craignais que tu n’aies pris part à mes malheurs cette nuit…

Istubar traduisit.

– Tu te trompes, répondit froidement Ramsès. Je ne suis pas de ceux qui attaquent en groupe, la nuit, un homme solitaire. De plus, je peux t’assurer que personne de mon entourage n’a participé à l’attaque, car ils sont tous en bonne santé ; or, tu as dû casser des os à plus d’un de tes assaillants.

– Certes, s’écria Sargon.

– Cependant, continua le prince, et quoique je ne sois pas responsable de ce méfait, je tiens à te présenter les excuses de la ville où il a été commis, et c’est pourquoi je suis ici. Ma maison, désormais, t’est toujours ouverte ; accepte aussi ce modeste présent…

Il tendit à Sargon un collier incrusté de rubis et de saphirs.

L’énorme Assyrien se mit à pleurer de joie. Le prince s’en émut ; Istubar, lui, demeura de glace, car il savait que Sargon disposait à tout moment de larmes ou de colères, comme il sied à un bon diplomate.

Le prince resta encore un moment, puis il prit congé. Il avait apprécié la reconnaissance de Sargon et se disait que, quoique barbares, les Assyriens n’étaient point si méchants.

Sargon, de son côté, s’enivra jusqu’au soir en signe de joie.

Le soir, Istubar fit entrer chez l’ambassadeur deux hommes couverts de manteaux sombres. Sargon reconnut les archiprêtres Méfrès et Mentésuphis.

– Nous t’apportons une bonne nouvelle, dit Méfrès.

– Asseyez-vous et parlez ! Je vous entends bien, malgré mes yeux rougis. Je suis ivre, mais la boisson ne me rend que plus lucide…

– Oui, parlez ! répéta Istubar.

– J’ai reçu aujourd’hui une lettre du ministre Herhor, commença Mentésuphis. Il m’annonce que Sa Sainteté le pharaon vous attend en son palais de Memphis et qu’il est prêt à signer le traité.

Sargon, quoique vacillant, écoutait avec attention.

– J’irai à Memphis, répondit-il, signer le traité. Mais qu’il soit rédigé en notre écriture, car je ne comprends rien à vos signes… Oui, je le signerai, mais – il rit bruyamment – je me demande comment vous ferez pour le respecter !

Il rit encore.

– Comment oses-tu douter de la bonne foi de notre maître ? demanda Mentésuphis.

– Je ne pense pas au pharaon, mais à l’héritier du trône, dit Sargon.

– C’est un homme sage quoique jeune, et il obéira sans difficultés à son père et au conseil des prêtres, répéta Mentésuphis.

– Ha ! Ha ! Ha ! éclata à nouveau de rire l’Assyrien. Votre prince, je souhaiterais que l’Assyrie en eût un pareil ! Notre héritier du trône assyrien, c’est un savant et un prêtre… Avant de partir en guerre, il examine la queue des poules !… Le vôtre, lui, est un chef ; il n’est pas de ceux qui écoutent les prêtres ! Il ne consultera que son épée, et vous, vous obéirez à ses ordres ! C’est pourquoi je rapporterai à mon roi qu’il y a, en Égypte, en plus d’un souverain malade et de prêtres savants, un jeune héritier du trône fougueux comme un lion, à la bouche de miel mais au cœur de fer…

– Et tu ne diras pas la vérité, interrompit Mentésuphis, car notre prince, quoique violent et emporté, comme tout homme jeune, respecte l’autorité et tient compte des sages conseils.

Sargon hocha la tête.

– Ah ! Vous, les savants ! Je ne suis, moi, qu’un soldat et un rustre, mais je ne voudrais pas de votre sagesse ni de vos papyrus ! Vous vivez en dehors du monde réel, et avez perdu tout flair… Je sens, moi, à distance, le héros, comme le chien sent l’ours ! Et vous me dites que vous allez conseiller Ramsès ! Mais il fait de vous ce qu’il veut ! Je ne me leurre pas, oh, non ! Et malgré toute la prévenance dont m’entoure le prince, je sais parfaitement bien qu’il hait à mort les Assyriens ! Donnez-lui une armée, et dans trois mois, il sera devant Ninive !…

– Même s’il le veut, il n’ira pas à Ninive.

– Et qui l’en empêchera, lorsqu’il sera devenu pharaon ?

– Nous.

– Vous ? Ha ! Ha ! Ha ! Vous êtes d’une naïveté enfantine ! s’esclaffa Sargon. Vous croyez peut-être que le prince ne se doute pas de votre traité ? Eh bien, moi, je donnerais ma tête à couper qu’il sait tout ! Croyez-vous que les Phéniciens seraient aussi calmes s’ils n’avaient pas l’assurance que Ramsès les protégera contre les Assyriens ?

Mentésuphis et Méfrès se regardèrent à la dérobée. Le clairvoyant barbare leur avait révélé avec sa brutale franchise des choses dont pas un seul instant ils n’avaient tenu compte. Ils se demandaient avec angoisse ce qui allait arriver si Ramsès se mettait en tête de contrecarrer leurs projets.

Ce fut Istubar qui rompit le silence.

– Sargon, dit-il, tu te mêles là de choses qui ne te concernent pas. Tu es ici pour signer le traité avec l’Égypte. Quant à ce que sait ou ne sait pas et à ce que fera ou ne fera pas l’héritier du trône, ce ne sont pas là tes affaires. Du moment que le vénérable conseil des prêtres affirme que le traité sera respecté, il nous importe peu par quel moyen il le sera.

Le ton sec d’Istubar calma instantanément l’exubérance de l’Assyrien. Il hocha la tête et dit :

– C’est bien dommage pour ce garçon… Car c’est un grand guerrier et un grand seigneur…

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